Contre la vitre…

Dans le compartiment, il y a cette odeur, unique, qui s’accroche aux vêtements. Une odeur de voyages, trop courts, pour que la sueur soit absorbée par les souvenirs touristiques. Une odeur de vitre propre, de soupirs fatigués, une odeur de vie qui est à la peine, pour s’approcher de ce dont on rêve quand on est la tête contre la vitre. On ressent les vibrations, et puis il y a l’humidité de l’haleine qui fait comme un voile. Le voyage contre la vitre peut commencer, les yeux qui se ferment et le skaï devient cuir sauvage. Les néons ferroviaires sont des reflets de lune sur l’eau, pas un son, pas une voix qui ne troublent le rien d’un songe qui cherche son issue. Comme une musique, comme une mélodie. Et le couple d’en face, si vieux, si bons, qui posent leurs yeux sur la main de l’autre, pour signifier leur amour. Ils sont si beaux, si vrais, avec des souvenirs en réserve, pour chaque aiguillage, des regards croisés. Le front fait corps contre la vitre, les vibrations se font plus douces, le couple est comme un bouquet. Plus loin des jeunes filles rient, elles sont heureuses, heureuses de leurs sens, de ce qu’elles disent, de ce qu’elles montrent aux regards des peureux du bonheur. Elles batifolent, de mots en mots, d’histoires banales en tranches de vie. Et leurs rires nous réchauffent dans ce temps qui ne fait que passer.

Il a senti la mer…

Il a mis le pied sur le quai et ce qu’il a tout de suite senti, très fort, c’est l’air. Il l’a senti sur sa peau, il l’a senti entrer en lui, partout, par tous les pores. Alors il s’est arrêté, et il a compris que la mer dans la ville, dans cette ville est partout. L’air qu’on respire n’est pas le même, il est parfumé, avec juste cette sensation d’humide qui ne glace pas le sang mais qui donne le sourire. Oui, elle est là la différence, c’est dans l’air ! C’est un sourire qui caresse, doux comme le premier chant d’oiseau à la fin de l’hiver, on ouvre la fenêtre, on respire : la vie est partout et on sourit. Il n’est là que depuis cinq minutes. Il ouvre les yeux, son cœur bat, très fort, les autres il ne les voit plus. Il est sorti de la gare et il avance, il sent, il reconnaît il comprend tous ces récits de la mer qui commencent là, au port. Les mouettes d’abord, leurs cris ne sont pas beaux, mais leurs cris le bouleversent. Elles l’appellent, elles le savent nouveau. Il avance. Tout est si beau : une lumière de fin d’après-midi, un soleil déclinant qui laissent traîner quelques couleurs ; la moindre pierre est étincelle, et les flaques d’eau graisseuse belles comme des toiles de maître. Le port est encore loin mais il le comprend déjà, il perçoit les cliquetis, cocktails de bruits symphoniques. Les bruits, la lumière les odeurs qui racontent la vie qui les a faites. Il voudrait courir pour être au plus vite au port, mais aussi prendre le temps, entrer comme un navire, calme, glissant, apaisant, masse métallique qui se pose le long du quai.

Mes Everest, Nathalie Sarraute

Je suis dans ma chambre, à ma petite table devant la fenêtre. Je trace des mots avec ma plume trempée dans l’encre rouge… je vois bien qu’ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être… non, là… mais je me demande… j’ai dû me tromper… il n’a pas l’air de bien s’accorder avec les autres, ces mots qui vivent ailleurs.., j’ai été les chercher loin de chez moi et je les ai ramenés ici, mais je ne sais pas ce qui est bon pour eux, je ne connais pas leurs habitudes…
Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien, que j’ai disposés, ici et là, parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule… on dirait des gens transportés dans un pays inconnu, dans une société dont ils n’ont pas appris les usages, ils ne savent pas comment se comporter, ils ne savent plus très bien qui ils sont…
Et moi je suis comme eux, je me suis égarée, j’erre dans des lieux que je n’ai jamais habités… je ne connais pas du tout ce pâle jeune homme aux boucles blondes, allongé près d’une fenêtre d’où il voit les montagnes du Caucase… Il tousse et du sang apparaît sur le mouchoir qu’il porte à ses lèvres… Il ne pourra pas survivre aux premiers souffles du printemps… Je n’ai jamais été proche un seul instant de cette princesse géorgienne coiffée d’une toque de velours rouge d’où flotte un long voile blanc… Elle est enlevée par un djiguite sanglé dans sa tunique noire… une cartouchière bombe chaque côté de sa poitrine…je m’efforce de les rattraper quand ils s’enfuient sur un coursier… « fougueux »… je lance sur lui ce mot… un mot qui me paraît avoir un drôle d’aspect, un peu inquiétant, mais tant pis… ils fuient à travers les gorges, les défilés, portés par un coursier fougueux… ils murmurent des serments d’amour.., c’est cela qu’il leur faut… elle se serre contre lui… Sous son voile blanc ses cheveux noirs flottent jusqu’à sa taille de guêpe…
Je ne me sens pas très bien auprès d’eux, ils m’intimident.., mais ça ne fait rien, je dois les accueillir le mieux que je peux, c’est ici qu’ils doivent vivre.., dans un roman… dans mon roman, j’en écris un, moi aussi, et il faut que je reste ici avec eux… avec ce jeune homme qui mourra au printemps, avec la princesse enlevée par le djiguite… et encore avec cette vieille sorcière aux mèches grises pendantes, aux doigts crochus, assise auprès du feu, qui leur prédit… et d’autres encore qui se présentent…
Je me tends vers eux… je m’efforce avec mes faibles mots hésitants de m’approcher d’eux plus près, tout près, de les tâter, de les manier… Mais ils sont rigides et lisses, glacés… on dirait qu’ils ont été découpés dans des feuilles de métal clinquant… j’ai beau essayer, il n’y a rien à faire, ils restent toujours pareils, leurs surfaces glissantes miroitent, scintillent… ils sont comme ensorcelés.
À moi aussi un sort a été jeté, je suis envoûtée, je suis enfermée ici avec eux, dans ce roman, il m’est impossible d’en sortir…
Et voilà que ces paroles magiques… « Avant de se mettre à écrire un roman, il faut apprendre l’orthographe » … rompent le charme et me délivrent.

Extrait de « l’enfance »

Mes Everest, Albert Camus

J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends. J’attends les navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. Je patiente, je suis poli de toutes mes forces. On me voit passer dans de belles rues savantes, j’admire les paysages, j’applaudis comme tout le monde, je donne la main, ce n’est pas moi qui parle. On me loue, je rêve un peu, on m’offense, je m’étonne à peine. Puis j’oublie et souris à qui m’outrage, ou je salue trop courtoisement celui que j’aime. Que faire si je n’ai de mémoire que pour une seule image ? On me somme enfin de dire qui je suis. « Rien encore, rien encore… »
C’est aux enterrements que je me surpasse. J’excelle vraiment. Je marche d’un pas lent dans des banlieues fleuries de ferrailles, j’emprunte de larges allées, plantées d’arbres de ciment, et qui conduisent à des trous de terre froide. Là, sous le pansement à peine rougi du ciel, je regarde de hardis compagnons inhumer mes amis par trois mètres de fond. La fleur qu’une main glaiseuse me tend alors, si je la jette, elle ne manque jamais la fosse. J’ai la piété précise, l’émotion exacte, la nuque convenablement inclinée. On admire que mes paroles soient justes. Mais je n’ai pas de mérite : j’attends.

Albert Camus, L’Été, « La mer au plus près (Journal de bord) »

Poèmes de jeunesse…

Parmi mes nombreux poèmes de jeunesse, il y a en a de très longs comme celui que j’ai publié en plusieurs parties et parfois de très courts comme celui -ci écrit aussi il y a quarante ans

Ailleurs …

Parce que c’était triste sans mensonges

Il était né sur un papier qui attendra la poubelle

Il avait vécu sur une croûte de vie qu’avait produite

L’histoire du malheur de ses frères

Qu’il ne rencontrerait jamais

Parce qu’eux aussi, ils se sentaient si seuls

Qu’ils oublient parfois d’en regarder

Ailleurs…

Mes Everest, Christian Bobin

… Le ciel glisse sur des étendues de silence. Envie de neige, de bois de bouleaux et de sommeil dans une langue étrangère. La vie impensée, dans les limbes. Promenades des familles dans le parc de la verrerie, près du bureau. La lumière grise des grillages, les animaux étourdis de somnolence. Le grincement irrégulier des balançoires. Verte la pelouse, lointain le ciel. L’usine au delà. L’usine au delà. Hélène, un jour, surprise par le bruit du travail, sourd, indifférent, qui plie l’espace, froisse les voilages de l’air.

Extrait de :  » alors elle se hâte , immobile » : L’enchantement simple et autres textes…

Carnets…

Attention à ne pas brûler les étapes

Ah combien de fois ne l’ai-je entendu ce fameux : « attention à ne pas brûler les étapes ! ». Oui je sais, je le reconnais, il m’arrive parfois d’aller un peu vite, pour ne pas dire d’être pied au plancher. Mais, jamais ô grand jamais, je ne me suis permis de mettre le feu aux étapes. Je dois reconnaître, en revanche, que mettre le feu aux poudres ne me rebute pas, je le fais bien volontiers, même si d’aucun me reproche d’avoir une certaine tendance à souffler sur les braises.
J’ai beaucoup de respect pour ceux qu’on appelle encore les forçats du tour de France, et chaque étape franchie, oui je le reconnais je brûle d’impatience d’être sur la ligne de départ le lendemain. Lorsque le coup de feu du commissaire de course retentit, je suis sur des charbons ardents (je dois toutefois préciser que ces départs généralement toujours enflammés je les vis tranquillement installé au fond de mon canapé).
Alors oui je vous le confirme, je vous le certifie, ces étapes je les savoure, je les déguste surtout lorsque la route monte. Ah les étapes de montagne : au pied du col, tout le monde est groupé, puis soudain c’est l’explosion, les petits gabarits, tels des escarbilles, s’envolent vers les sommets.
Non, définitivement non je ne brûle pas les étapes, je prends le temps et le plus souvent du bon temps, non pas que le mauvais temps n’ait aucun intérêt, mais je préfère quand même ne pas prendre le risque de chuter sur des terrains devenus glissants. Une mauvaise chute, et je vous le garantis, il vous en cuit et pour le coup c’est bel et bien la fin de l’étape…

Des mots aux ailes bleues…

Je voudrais écrire,

Oh oui, je le veux…

Écrire pour deux,

Pour toi, pour eux.

Je voudrais écrire

Heureux,

Entre deux lourdes marges en feu.

Oh, je voudrai tant écrire,

Ce mot qui caresse,

Là, seul,

Il attend, rien ne presse.

Je voudrais tant écrire

Tendresse,

Sur une feuille d’automne

Aux rimes mauves

Sur le titre accrochées.

Je voudrais tant…

Tremper ma plume

Dans une flaque de rires jolis.

Je voudrais tant entendre

De longs mots aux ailes bleues.

Ils chantent, ils dansent,

C’est eux, ils sont arrivés.

10 février 2020

Carnets…

Il m’arrive assez régulièrement de dire, de me dire, que ce monde est devenu fou, qu’il ne tourne pas rond. Et je regrette immédiatement mon propos et j’en viens même à m’excuser auprès de ce monde qui continue à tourner invariablement sur lui-même. Et je plonge alors dans une réflexion sur le sens qu’ont les mots et celui qu’on leur donne. De quoi parle t’on lorsqu’on parle du monde : de la terre, de cette planète qui nous abrite et qui convenons-en est ronde ou tout au moins sphérique? Oui elle est sphérique, c’est plutôt une boule. Mais on préfère quand même dire que la terre est ronde. Ce n’est pas grave, et oui n’en déplaise aux infâmes bigots et complotistes : la terre est ronde et elle tourne sur elle-même.
On appelle cela une révolution…Tiens donc, il faudra que je me penche sur ces révolutions qui durent depuis plusieurs milliards d’années…Mais revenons à ce monde qui ne tourne pas rond…Peut-être, finalement que lorsque je parle du monde il s’agit de celles et ceux qui vivent sur cette terre. Quand il n’y a personne on se contente de dire qu’il n’y a personne et plus ces personnes remplissent ce qu’on croit être le vide de cette terre plus on dit qu’il y a du monde…Et quand il y a beaucoup de monde, voire trop on ressent vite que tout cela ne tourne pas bien rond…Que font-ils, que disent-ils, où vont-ils ? Je n’en sais rien. Je ne dis rien. Moi aussi je fais, je dis, je vais et surtout je tourne en rond…

Mes Everest, Tomas Tranströmer

Ciel à moitié achevé…

L’accablement suspend son vol.
L’angoisse suspend sa course.
Le vautour cesse de fuir.

Fougueuse, la lumière afflue,
même les fantômes en prennent une gorgée.

Et nos tableaux ressortent au grand jour,
animaux rouges de nos ateliers de l’ère glaciaire.

Tout regarde à l’entour.
Nous marchons par centaines sous le soleil.

Les hommes restent une porte entrebâillée
donnant sur une salle commune.

Le sol interminable sous nos pas.

L’eau reluit entre les arbres.

Le lac est une fenêtre ouverte sur la terre.

Matinales…

Je cherche

Oui je cherche toujours

Toi qui me lit

Toi qui me rit

Toi qui me vit

Je cherche le mot

Ni le le bon ni le beau

Je cherche celui qui me rime

Qui me grime

Qui me grise

Qui me frise

Mot brume

Mot bleu

Je cherche dans les vastes plaines

De mes mémoires en jachère

Il est là

Dans le peut-être d’un angle mou

De mon rêve vitreux à n’en plus finir…

Mes Everest, Samuel Beckett,

que ferais-je…

que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi

Flash…

Je voudrais raconter l’histoire de l’invisible inconnu

Oublié derrière la vitre de mon regard fuyant

Magie d’un instant révélé

sur la feuille d’acier d’une blanche vitesse

Nous ne savons rien l’un de l’autre

J’ai traversé sans le vouloir

Le peut-être calme couloir

D’une journée de rires aux larmes

Il est tard et loin le peut-etre signe d’une main

Que je serre entre deux brumes de mémoire

Un orage en février, suite et fin…

Je publie aujourd’hui, la fin de mon roman « un orage en février ».

Jules attend Lisa. La nuit n’est plus très loin. Il sait qu’elle viendra, il fait si chaud, l’orage approche. Il reste encore quelques trous de lumière, coincés dans le noir des nuages qui enflent. Ils vont se retrouver là-haut, au bord de cette route qu’ils aiment tan. On y voit la ville, d’en haut. L’humidité s’est posée sur le goudron brûlant. Elle est garée plus bas, un petit terre-plein à la sortie du dernier virage. Il n’a pas entendu la voiture. Il n’entend plus rien. Il a le souffle court qui lui emplit l’intérieur. La route monte doucement. Il la voit arriver, à pas lent. Lisa dans la lenteur, Lisa dans la douceur. C’est si rare. Il a un peu peur. Il distingue un sourire, il le sait, il le sent, il le veut. Lisa sourit. Il est plus haut, sur le talus. Il regarde, il inspire, elle est en lui. Elle est petite, si petite. Il se murmure quelques mots, ce sont ses mots : « écoute petite, écoute, tout se désespère, écoute petite le vent de panique… ». Des mots d’hier, des mots adolescents qu’il extirpait de sa machine intérieure, celle qu’il n’a jamais pu régler.
A chaque pas qu’elle fait, doucement, tout doucement parce qu’il fait chaud, il soupire. Il transpire aussi. Soudain elle est là. Là, à quelques mètres, elle est essoufflée. Il s’est arrêté de respirer. Elle sourit, doucement. Ses lèvres tremblent, ses yeux brillent. Pas un mot qui n’ose sortir. Au loin les premiers éclairs. Ella a mis sa robe légère, une robe tablier, un peu pastel, avec quelques boutons devant. Son parfum le dessus. Elle est à quelques centimètres. Si près de lui, elle est là, il a pris est bien. Leurs doigts se touchent. Ils se serrent. La chaleur s’est apaisée, le tonnerre gronde, elle tremble. Il la prend par la main, plus bas l’herbe est si verte.

FIN

Un orage en février, suite…

Jules, parfois il a les nœuds de sa tête qui lui coulent dans le ventre, alors ça lui fait comme une mâchoire qui grignote les entrailles. Il a mal, il grimace. Il a les quatre coins du visage qui se plissent. Et Lisa le regarde se crisper, elle craint ces moments où Jules disparaît, aspiré par ses peurs, ses angoisses. Elle voudrait l’aider, lui dire que ce n’est rien que cela passera, que tout ira mieux demain…

Demain, le mot qui n’appartient plus à Jules, un mot incompatible, un mot impossible.

Et ce matin Jules est sans demain, sa machine à fabriquer le temps semble coincée, abîmée.

Un orage en février, suite…

Un soir Jules est entré chez lui avec de l’air frais dans la tête. Cette belle sensation qui ouvre la tête. De l’air frais dans la tête et de la lumière dans le regard.

Il est entré doucement, Lisa ne l’a pas entendu, comme souvent elle n’est pas loin de la fenêtre, à attendre, à espérer. Elle ne l’a pas entendu, il a de l’air frais dans la tête et le pas léger, comme un nuage, petit, qui coule lentement vers l’horizon. Jules est un nuage, Lisa est son soleil, il va la caresser. Elle ne l’a pas entendu toute absorbée à son travail d’attente à la fenêtre. Elle s’applique, depuis le temps qu’elle s’essaie. Jules le lui a demandé souvent : « mais qui tu attends, on ne connaît personne, on ne veut personne ? »

Ce soir Jules ne posera pas de question, il lui dira qu’il a trouvé, il a trouvé le passage, enfin.

Il est derrière elle, elle ne l’entend pas, elle se concentre. La fenêtre est un sourire dans la pièce. Il entoure Lisa avec ses bras, doucement, comme une écharpe qui caresse. Lisa n’a pas peur, ne sursaute pas, elle ne connaît pas ce sentiment depuis que chaque soir elle attend Jules. Elle le sent toujours autour d’elle, il laisse des traces, des échos. Ses bras sont doux, ils sentent le dehors, ses mains sont légères, elle les sent qui l’effleurent, elle vibre, sa nuque est pleine de frissons quand il lui pose un baiser qu’elle ne connaît pas. Elle tourne la tête doucement pour ne pas froisser la beauté du moment, elle sent la fraîcheur qui déborde de son sourire.

Jules la serre plus fort, il baisse un peu la tête, et la pose sur son épaule : « j’ai trouvé Lisa, j’ai trouvé le passage. Dans ma tête c’est plein de frais, je me suis ouvert. »

Il ne serre plus Lisa, elle s’est retournée, a abandonné la fenêtre, sa fenêtre et regarde Jules. Il a le visage qui s’est déplissé, on dirait une clairière après une tempête. Et Jules parle, il parle à Lisa de ce passage qu’il cherche depuis tant de nuits, ce passage qui le conduit au début, à son début. Elle l’écoute, ne comprend pas tout mais qu’importe elle voit qu’il est heureux.

Jules explique : c’est un peu confus, il lui parle de ce qu’il fait ces derniers jours, il lui raconte ses marches, il raconte la terre qu’il a senti tourner, aujourd’hui, il a senti qu’elle tournait, ça a fait quelque chose de bizarre dans tout le corps, comme une décharge électrique mais en plus frais et avec un goût de vanille. Il lui raconte comment ça s’est passé, il était assis dans l’herbe, une herbe fraîche un peu grasse. Un peu plus bas un ruisseau lui occupait le regard depuis plusieurs heures, et puis soudain il a senti le mouvement, léger, comme un glissement. Il se souvient que pendant quelques secondes tout autre mouvement a cessé comme deux trains qui se croisent. Et dans sa tête il a senti que ça circulait, d’un coup, comme si des bouchons sautaient les uns après les autres.

Un orage en février,…

Jules et Lisa se tiennent par la main. Doucement, légèrement, c’est un effleurement, une hésitation de bouts de doigts. Ils aiment sentir le peut-être, le presque, et ils sont bien. Ils ne sont pas restés à Paris, si peu, rien à y faire, tout est si fini dans cette ville. Ils cherchent un quelque part où ils puissent se fabriquer une provision de débuts, une réserve de commencements. Ils ont tant à attendre de ce qu’ils ne savent pas encore, il leur faut de l’air, de l’espace et du temps au milieu de tout. Jules a dit : « je n’aime pas Paris, je n’aime pas la ville, je n’aime pas la ville quand elle ne me dit plus rien, je veux la mer, je veux qu’on se tienne la main sur une plage, qu’on se fatigue le regard à regarder le bout, le bout de là bas, de l’autre côté ; et Lisa a répondu qu’elle voulait bien voir la mer avec Jules.
Elle le lui a dit « je veux bien voir la mer avec toi ». Alors elle est montée dans la voiture et a dit à Jules : « pour voir la mer, il faut que tu démarres ». Et Jules s’est senti bien de savoir où il allait. Pour voir la mer il faudra rouler trois heures, pas plus.
Et maintenant ils y sont. Ils sont entièrement occupés à regarder et Jules demande à Lisa si elle a déjà vu la terre tourner. Lisa sourit à Jules, à Jules qui veut voir la terre tourner. Elle sait qu’il en rêve, elle sait qu’il en a besoin, comme la preuve qu’il y a quelque chose de vrai, qu’on peut vérifier.
Alors ils se sont assis, les genoux groupés sous le menton les yeux attentifs, le souffle retenu. Jules a dit à Lisa que si tout était calme en eux, alors ils sentiront le mouvement, la vitesse. Lisa a fermé les yeux, doucement, sans faire d’effort, deux ailes de papillon sur le bord du regard. Elle a fermé les yeux et elle s’est sentie bien. Jules est là, tout contre elle, il attend de sentir que la terre tourne, il le sait, c’est possible, plusieurs fois il a éprouvé ce magnifique bonheur de la vitesse et du temps qui passe, qui lui traverse le corps. Lui aussi a les yeux clos, il est bien, tout est si doux, la mer donne le tempo, alors il sent comme de la fraîcheur qui lui coule dans les veines, une fraîcheur parfumée, de matin d’été, il la sent, et puis il tremble un peu, il n’a pas froid c’est l’émotion de ce qui va se produire. Ses yeux n’existent plus, ils ne sont plus qu’une trace de ses anciens regards, et les images défilent, il le sait, il l’attend, ce n’est pas la première fois. Mais aujourd’hui c’est différent, il n’est pas seul, il partage le moment, c’est doux.
Lisa est à côté, elle est partout, autour, dans son espace, dans son histoire, elle est partout. Il fallait la retrouver, il la savait depuis toujours, il savait qu’elle était là dans ses petits espaces de rien qu’il était le seul à connaître. Lisa qui a accepté d’attendre avec lui, qui lui a donné un sourire quand il a voulu sentir la terre tourner.

Un orage en février, suite…

Lisa veut que Jules goûte à tout ce qu’elle aime ou a aimé. La mer d’abord, cette mer qu’elle lui offre à chaque instant. Et puis il y a la vie, sa vie. Et dans sa vie d’hier, tous les lieux, tous les gens qui ont nourri ses passions.

Ils ont tant de vides dans leurs mémoires à deux qu’elle veut tout lui raconter, tout lui partager, pour qu’il se nourrisse d’elle, de ces histoires où il n’était pas. Sauf dans les songes de Lisa, quand elle sentait l’appel d’un autre.

Et Jules aime Lisa, dans sa frénésie à lui dire : « regarde Jules, regarde et écoute, écoute ce que j’étais sans toi. Fabrique-toi dans mon passé, construis-toi dans mes souvenirs, le mot de passe je te le donne, il est à toi, il est dans mes yeux qui s’emmêlent de regards à n’en plus finir ».

Jules aime quand il voit Lisa qui s’agite autour de lui, qui sautille presque pour lui communiquer sa joie d’être. Elle aime tant qu’il s’étonne, qu’il ouvre grand les yeux face aux merveilles qu’elle lui façonne avec ses mots. Elle lui décrit ce qu’ils voient ensemble.

Un soir quelques semaines après son retour, elle lui a dit : « viens, je veux que tu me remontes, je veux que tu suives le fil de ma mémoire, tu entreras dans le monde de mes peurs, de mes joies, de mes amours aussi, tu suivras le chemin que j’ai parsemé de tout petit cailloux fleurs, tu les suivras et nous parviendrons ensemble, à notre belle nuit d’orage. »

Lisa lui a dit qu’elle lui montrerait Paris où elle a vécu toutes ces dernières années et Cancale où est stationné son petit voilier qu’elle a depuis dix ans.

Elle veut tout lui apprendre. Jules est heureux de cela mais il a peur, il a peur comme toujours, lorsqu’il faut partir dans le passé de quelqu’un d’autre. Cela lui est arrivé si souvent, à cause de l’orage, à cause de la solitude. Il est entré dans l’histoire des autres, sans prévenir, avec le voyage dans les douleurs et les bonheurs. Jules se souvient de tous ces bouts d’histoire qui l’ont amené à désirer Lisa, toujours.

Et aujourd’hui, il n’y a pas d’orages, et Jules va entreprendre cette traversée avec Lisa qu’il aime.

Il sait que ce sera difficile, elle veut tout lui montrer, elle veut qu’il découvre tous ces vides de lui, qu’ils connaissent ces autres qui ont pu l’aimer avec passion, avec du temps devant eux, du temps pour les corps, du temps pour qu’on dise d’eux : « regardez-les, ils sont vivants… » Il sait qu’il lui faudra pleurer quand elle lui parlera de ces beaux, de ces jolis et de tous ces adjectifs qu’il n’a pas su décliner dans ses histoires de l’avant Lisa.

Mais il est prêt Jules, il sait qu’il faut que ce voyage se fasse, pour qu’au bout ils soient en paix, pour qu’il n’y ait plus entre eux, cet espace sans temps qui passe.

Ils sont partis très vite, un soir, à la presque nuit. Jules ne travaille plus, il a démissionné, dans l’après midi. Il s’est levé et a dit qu’il partait, qu’il n’en pouvait plus de ces journées de rien.

Il a un peu d’argent, il ne sait même plus d’où il vient. Alors quand il est rentré, il a pris Lisa dans ses bras, l’a serrée très fort contre lui jusqu’à ce que leurs battements de cœur se mélangent. Puis il lui a chuchoté dans l’oreille : « viens c’est le moment, on part ».

Ils ont mis quelques habits dans un sac, coupé l’électricité, ont pris la voiture de Lisa et sont partis à Paris.

Ils se sont arrêtés au bout de deux heures, dans un petit hôtel. Lisa n’a pas cessé de l’observer durant le trajet, de lui lancer de ces regards qui rendraient fou n’importe qui.

Lisa a compris que le moment de lui dire, de lui raconter était venu.

Ils ont fait l’amour en silence, plusieurs fois, et puis elle lui a parlé, de ce qu’ils verront, demain, après.

Elle lui a parlé de David, cet homme qu’elle a aimé jusqu’au vertige, cet homme qui l’avait presque comprise, qui voulait l’épouser pour l’aider. Et Jules l’écoute, il a des larmes qui s’installent aux premières loges. Il ne veut pas lui montrer qu’il est un jaloux rétroactif, il ne veut pas lui dire qu’il n’aime pas ceux qui ne souffrent pas comme lui.

Il ne dit rien parce qu’il a peur de la perdre, de se perdre et il continue à l’écouter lui construire son amour impossible dans ce hier ou lui n’existait que dans les nuits d’angoisse de Lisa. Elle en parle avec émotion et il remercie le noir de cette chambre de ne pas lui montrer ses yeux humides de larmes.

Lisa lui parle de ses amours, lui dit qu’il y en a tant, pour des hommes, ce David, pour des femmes, sa mère, ses amies. Et puis son amour de la vie. De la vie qui pétille, de la fête avec des musiques très fortes qui font tourner la tête. Et surtout, surtout, de son amour de la mer, pour la mer et ses bateaux, lui dit qu’elle veut passer plusieurs nuits avec lui sur son petit navire.

Un orage en février, suite…

Il est tôt. Trop tôt pour que les touristes jacassants brouillent le silence du matin océanique. Jules s’est levé tôt. Il aime profiter du matin fragile. Lisa dort encore, elle est ailleurs, dans un autre matin qu’elle est la seule à traverser. Lisa dort, elle dort beaucoup depuis qu’ils se sont retrouvés. Le matin surtout, elle aime s’éterniser dans les draps encore chargés des histoires de la nuit. Et Jules avant de se lever, avant de la laisser dans ses exercices d’étirements ensoleillés, la regarde qui dort, il l’admire, il se remplit les yeux de ces images magnifiques. Elle a le souffle imperceptible, un souffle qui lui soulève tout le corps comme une vague légère. Même sa chevelure se soulève. C’est une voile, il se penche, doucement, de ses lèvres lui caresse l’épaule et souffle sur les paupières. Il est sorti de la chambre sans bruit, la mer est à côté à quelques encablures de cette chambre, toute la nuit ça a fait comme un ronronnement. Jules a dormi avec ce rythme dans la tête, comme une symphonie marine qui endort les vivants de la terre. Ça lui fabrique des films doux, il est calme, prêt à recevoir ce que la mer lui offrira ce matin.
Le sable est frais, doux sous les pieds, le temps est calme. On dirait la mer surprise à se reposer, à finir sa nuit, comme si elle s’étirait. La mer est calme, et Jules sourit à cette idée que certaines vagues d’après midi sont faites pour les parisiens, pour leur donner à croire qu’ils ont du courage, et pour qu’ils étrennent leurs maillots de bain fluo dernier cri qui font comme des taches de villes sur les gris de l’eau qu’ils brassent à gros bouillons ridicules.
Jules a l’impression que la mer a un sourire. La mer lui sourit. Il ne fait pas un bruit, il marche à pas feutré, s’arrête tous les dix mètres et regarde. Il regarde, s’emplit les yeux de ces beautés toutes en courbes. Les rochers sont encore noirs, apaisés du soleil journalier. Ils affleurent à la surface de l’eau et semblent heureux de ce calme. Sur la plage, pas une trace humaine, la marée a réparé les dégâts des mille pattes en congés, qui ne voient rien, qui n’entendent rien et qui étouffent la surface du sable de leurs serviettes éponges aux couleurs stupides.
Et la mer qui sourit, la mer qui lui sourit. Jules est bien. Il pense à Lisa. Il la voit, elle est partout, dans cette sérénité, elle est là dans le calme du vent qui souffle sans forfanteries. Jules s’est assis dans le sable, les genoux sous le menton, discrètement, sans déranger le bel ordonnancement voulu par la nuit qui s’achève. Il est bien, il se passe encore dans son écran intérieur les films de l’avant, ceux de ces dernières semaines. Il se repasse toutes les douleurs qui l’ont amené jusqu’ici. Il revoit Lisa qui pleure, Lisa qui part, qui s’éloigne et toutes les larmes qui poursuivent leur route, qui les relient l’un à l’autre. Et se souvient de quand il lui disait : « viens Lisa, approche tu es elle, je suis il, nous sommes il et elle, nous ne faisons qu’un ou une et nous sommes bien, si bien à nous espérer, à nous fabriquer un nouveau prénom personnel, pour que l’un ne puisse subsister sans que l’autre n’existe. Il elle, comme deux anges qui ne peuvent jamais s’éloigner ».
Jules revoit tous les songes de leur histoire. Lisa derrière la vitre qui a fermé les yeux et qui le sent ne plus revenir, parce que ce jour là le gris était de partout. Et ce songe de quelques secondes qui les habite qui ronge le mécanisme de leur machine à aimer. Et eux qui croient que c’est vrai, que ce qu’il y a derrière les yeux se passent dans la vie, dans cette vie qui leur glisse entre les doigts. Il se souvient de leurs doutes, de leurs peurs, quand ils se revoient, quand ils se touchent. Quelques minutes après le bonheur qui revient et ces minutes qu’ils croient heureuses tant ils ont eu mal, tant ils regrettent.
Jules est bien, il sait que Lisa l’aime, qu’elle est là à côté, ou ailleurs, qu’elle est contre lui, à leur fabriquer de l’existence, pour que ce soit vrai, encore entre eux.
Alors le jour se fait moins discret, la mer a fini de s’étirer, son sourire se crispe, elle se prépare à sa journée de labeurs touristiques. Le vent n’est plus une caresse, il a sorti des réserves de piquants, d’autres arrivent, se mettent à courir, à piailler, sans respect. Le silence est troué.

Un orage en février, suite…

Aujourd’hui Jules s’est réveillé avec la réserve à gaieté pleine à craquer. Il a des sourires d’avance, et sait ainsi qu’il pourra puiser dans son garde tendresse quand Lisa lui reviendra.

Jules déborde de bonheur aujourd’hui car il sait que ce soir Lisa reviendra. Il a reçu une carte postale, hier, toute simple en provenance d’Italie, d’un village des Pouilles. Un village entre ciel et mer. Lisa lui dit : « je serai à Saint-Etienne demain, viens me chercher au TGV de 21 h 53.

21 h 53, cette heure est jolie, pas tout à fait ronde comme Jules les aime habituellement. Cela vient peut-être du chiffre impair, il trouve les pairs plus ronds, plus tendres. Mais aujourd’hui il oublie ses principes, 21 h 53, jamais il n’aurait pensé qu’une pareille heure puisse exister. A compter d’aujourd’hui, il ajoutera au lexique du temps qui passe l’heure Lisa, et chaque jour, il se le promet, il ne dira pas : « il est 21 h 53, mais il est       Lisa qui revient ». Il est Lisa et alors il sentira les heures qui enrobent cette heure magique faire comme une caresse.

Toute la journée, il s’est préparé, toute la journée il a imaginé ce que serait son retour. En fin de matinée il est même allé sur le quai de la gare pour vérifier l’existence, l’existence de ces lieux qui en verront deux s’aimer ce soir, l’existence de ce temps, de cette heure. Il la voit, elle est là, elle existe, elle est écrite : 21 h 53, TGV en provenance de Paris gare de Lyon. C’est bien vrai, mais il a envie de plus, dire aux contrôleurs, il faut ajouter : « train spécial, spécial Lisa, spécial Lisa qui revient ».

Et l’après midi il la passe à s’adoucir le visage dans le miroir, à se questionner, sur ce qu’il lui donnera à voir, à espérer. Chaque minute qui passe le conduit à plus d’impatience. Ce sont des minutes pétillantes. Il tourne comme un lion en cage, sur le balcon il observe les gens qui passent dans la rue, il les observe et ne comprend pas pourquoi ils ne sont pas gais eux aussi. Ils ne savent pas, ils ne savent pas que Lisa revient. Elle revient.  Ce soir, elle sera là. Le vide sera enseveli sous leurs baisers.

Jules est arrivé à la gare avec vingt minutes d’avance. Il veut s’imprégner du décor, il veut que lorsque Lisa descendra du train, qu’elle posera le pied sur le quai, elle le voit, elle le sente partout. Il veut inonder la gare de sa présence. Alors il fait les cent pas, il se tord le cou à vérifier le tableau lumineux, accroché si haut. 21 h 53, toujours affiché, voie C. Dans quelques minutes elle sera là. Il la regardera d’abord de loin, et puis il baissera les yeux jusqu’à ce qu’elle approche, pour pas qu’elle voit les larmes, ou plutôt qu’elle les devine. Et quand elle sera arrivée à sa hauteur, quand il sentira l’odeur de ses cheveux brillants, il tendra les bras et leurs mains se toucheront, parce qu’elle fera pareil et doucement et tout doucement, ils relèveront la tête jusqu’à ce que leurs yeux se jettent dans la bataille du regard. Et il y aura des milliers de mots et encore plus dans cet instant suspendu. Ils s’approcheront l’un de l’autre, et leurs lèvres se toucheront, à peine, juste pour établir le contact, comme deux vaisseaux qui s’arriment dans l’espace. Puis le courant passera, le sang circulera, entre les deux et ça vibrera de partout. Jules aura mal au ventre, à la mâchoire, Lisa aura les paupières endolories, de ne pas avoir dormi toutes ces dernières nuits et ils se serreront fort, si fort, qu’ils ne seront plus qu’un sur le quai.

Le train est à l’heure, Jules n’a plus aucune goutte de salive dans la bouche. Il s’épuise à fabriquer l’arrivée de Lisa. Le TGV en provenance de Paris gare de Lyon est annoncé voie C. Jules ne sait de quel wagon elle sortira. Il s’est posé au centre de la rame.

Il l’a vue le premier, elle est petite, son visage comme un scintillement dans la grisaille de ce quai un peu désert.

Elle semble le chercher du regard.

Ils se voient, de si loin, entre eux il n’y a plus que quelques mètres. Ils sont maladroits à combler le vide de leur retour. Les quelques secondes qui leur restent à franchir dans cet espace d’impatience sont si belles, ils s’entendent penser, tous les deux, si fort, qu’il y a comme un bourdonnement. Les autres, ceux qui constituent le décor des vivants sont figés, comme pétrifiés. Jules et Lisa sont à deux lèvres l’un de l’autre. Il y a comme une hésitation, une timidité à s’enserrer, à s’embrasser, à s’entourer de ces quatre bras orphelins de caresses. Ils sont là, à se regarder, les sourires sont imperceptibles, les gorges sont sèches, les doigts sont crispés. Jules est nerveux, il ne sait pas par où commencer, parler, toucher, sentir, goûter, entendre. Il voudrait tout réunir dans le petit espace qui les retient. Lisa a les yeux qui s’éclaircissent, elle remue les lèvres, légèrement, comme dans un spasme, ses cheveux brillent comme jamais. Son odeur a enveloppé le quai. Lisa est revenue, Lisa est là et Jules franchit les derniers mètres. Elle est petite. Il lui prend la tête entre les mains, ses doigts l’encerclent, il sent les oreilles sous la paume, et la nuque.

Déjà la première caresse, il serre, fort, de plus en plus, comme pour se recharger, il sent son torse se gonfler, le plaisir, le bonheur, son front se baisse. Elle lève les yeux, ne dit rien, toujours, parce que c’est inutile, parce qu’ils auront le temps après, parce que dans des moments comme ceux ci, il y a toujours des mots de trop, des mots pour abîmer le plaisir de se toucher, le plaisir de se parler.

Puis leurs fronts sont l’un contre l’autre, leurs corps se touchent, le quai se met à bouger, il est un fleuve, ils flottent, les trains sont des navires. Leurs yeux se ferment, les bouches se cherchent, doucement. Jules commence à lui effleurer les paupières, elles sont fraîches comme le reste de son corps, il a bougé ses mains, elles redescendent, cherchent le cou, si fin, il sent les veines qui palpitent. Elle lui caresse la nuque avec le bout des doigts, les ongles presque. Un frisson le parcourt, il tremble. Il dit : « Lisa, Lisa ». C’est tout, ça suffit, et elle lui répond : « Jules, c’est doux, c’est bon. »

Ils sont serrés l’un contre l’autre, si près, si fort, il sent son dos, sa peau, si fine. Puis les lèvres se touchent, ce n’est plus un frisson, c’est une décharge, il sursaute, elles sont douces, un peu sucrées, et puis les langues s’animent, légèrement, sans insister. Ils ne sont plus dans les retrouvailles de gare, celles qu’on voit sur les mauvaises cartes postales. Ils sont ailleurs, ils sont revenus dans la suite de leur histoire. Tout ce qu’il y autour devient le paquet cadeau qui entoure leurs enlacements. Ils ne bougent plus, ils fondent. Il recule la tête pour mieux la voir, il y a quelques larmes qui ont glissé, qui se sont échappées, il les laisse et ne dit rien, lui prend les mains, les porte à hauteur de son visage et les regarde avec passion, il déplie chaque doigt, tout en les caressant du bout des lèvres. Ses mains, il les aime, elles ont tant de vie à raconter. Et Lisa pose sa tête contre son épaule, là, dans ce creux qu’elle s’invente et qui ferme les yeux, et qui ne souffre plus. Lisa est bien, Lisa sent la vie derrière ce creux, Lisa est heureuse.

Ils ont enfin bougé, sont sortis de la gare, ils marchent avec difficulté, à trop se regarder ils ne vont pas droit. Lisa a envie de quelque chose de frais. Jules a envie de ce que Lisa veut. Ils se tiennent par la main, s’arrêtent, s’embrassent, s’embrasent. Ils sont bien.

Ils sont assis, à se toucher, presque, toujours le presque, ce petit peu qui donne envie de plus, et les genoux sous la table qui se font des douceurs, et les mains d’abord posées à plat, au repos, qui s’approchent. On dirait qu’elles rampent, chaque doigt est un œil qui cherche l’autre, chaque doigt est une bouche qui invente des lèvres aux mains d’en face. Et les doigts se rejoignent, ils s’enlacent, ils s’emmêlent, ils sont bien dans ce corps à corps, ils sont bien, et les yeux d’en haut, les laisse faire, trop occupé à s’emplir de tout ce que chacun a vu, a rêvé sans l’autre.

Et Jules comprend que Lisa veut parler, il sent les mots qui se forment. Ça produit d’abord comme un plissement au bord des yeux et la bouche qui remue légèrement, doucement, comme si elle sortait d’un sommeil profond. Et Lisa commence. D’abord une inspiration, comme une respiration dont elle est la seule à connaître les règles d’usage. Les mots elle les entoure de silence et dans chacune de ses phrases ça fait comme une mélodie. Jules ferme les yeux, il l’écoute à en pleurer, parce que quand elle parle, tous les autres sons deviennent des bruits et sa voix lui fait comme une caresse. Elle ne lui dit pas grand-chose : « tu vois, je suis revenue » mais c’est déjà une œuvre complète. Les mots les plus simples s’associent et ses lèvres les adoucissent. Elle lui parle de ce qu’elle a vu ces derniers jours alors qu’elle buvait son café crème du matin au bord de la piscine de l’hôtel où elle est allée se reposer quelques jours avant de revenir : « c’était très beau, l’eau turquoise de la piscine, et autour la végétation très dense et les chênes qui dégringolent sur la mer bleue marine, et des plages de sable fin et au loin la montagne et des petits nuages blancs ». Quand elle raconte ce qu’elle a vu, elle a un sourire dans les yeux et Jules se voit dedans. Il est deux dans son regard, un pour chaque œil.

Ce qu’elle lui dit est décousu, il faut que cela sorte, elle lui raconte ses émotions, ses souvenirs. Et ça tourbillonne. Et Jules l’emmagasine, il fait le plein des vies de Lisa, il s’en barbouille la mémoire. Il est bien à ne lui dire que très peu. Et le « tu m’as manqué tu sais » qui claque comme une blessure.

Ils boivent, c’est frais, ça fait comme un frisson dans tout le corps. Et soudain les mains qui s’agitent, qui ne se suffisent plus, le désir qui monte, les fronts se rapprochent encore. Et Lisa qui lui sourit en dessous. Lisa lui demande de sortir : « j’ai envie de toi, rentrons ». Ils sont dans la rue, bateaux ivres, enivrés l’un de l’autre. Jules bombe le torse, Lisa est sa voile. Ils tanguent dans le désir, ils s’arrêtent quand une vague les assaille, et les baisers deviennent tempêtes, les yeux se ferment, les bouches sont unies, les lèvres se confondent.

Dans l’escalier, Lisa est devant, elle sautille de marche en marche, ses cheveux volent encore dans son sillage et Jules entend son cœur s’affoler.

Ils se jettent à l’intérieur, Lisa est dans l’encadrement de la porte de la cuisine, Jules lui a pris le visage entre les mains, les joues dans les paumes, elle a fermé les yeux, se laisse faire, les lèvres s’effleurent. Lisa s’amollit, s’ouvre dans tout son corps, elle veut que Jules lui entre partout, elle veut le sentir circuler dans son en dedans.

Et Jules se baisse, d’abord le cou, et ses mains qui dessinent l’intérieur des cuisses, là où la peau est si fine qu’on la sent frémir.

Et Jules qui se baisse encore, Lisa est si petite, il est à la hauteur de son ventre, sa langue cherche le nombril. Jules lui prend la tête et l’appuie encore plus fort.

Et Jules se relève. Ils échouent sur le lit.

Le lit devient une île. Jules et Lisa en sont les naufragés volontaires. Lisa est sur le dos, Jules est en contemplation. Elle a une jambe allongée, l’autre repliée, sa robe est remontée très haut, découvrant les cuisses. Sa chevelure fait comme une flaque de noir sur le blanc du drap. Elle ferme les yeux, légèrement, très légèrement, si légèrement que Jules devine la lumière qui passe, juste sous les paupières et Lisa le voit approcher.

Jules ne sait pas où poser mes mains, il voudrait s’en inventer d’autres pour que Lisa n’ait pas assez de peau à offrir. Jules s’est dévêtu le premier, il veut que toute sa peau puisse lire Lisa, les jambes s’enlacent, de ses pieds il lui feuillette les siens. Ses mains s’attardent à l’intérieur des cuisses, il y a d’abord la fraîcheur de la peau et plus il remonte, plus il sent une chaleur discrète. Elle porte une culotte si fine qu’il devine tous les mouvements de son désir. Elle a le bassin qui roule et les jambes s’ouvrent plus. Et Jules a le cœur qui bat un peu plus, de l’autre main il explore la base du cou, là où il y a un petit creux pour contenir quelques larmes et Lisa le caresse avec plus d’insistance. Une caresse frottement, elle lui pétrit les pectoraux, les poils crissent sous la paume, ça fait comme du sable. La robe est entièrement déboutonnée, et Jules découvre ce corps, il explore le ventre, un peu rond et si vivant qu’il s’en barbouille le visage. La culotte est imprégnée de désir, les doigts de Jules sont absorbés, ils avancent d’abord avec timidité aux limites de la couture, après semblent happés, avalés, Lisa s’abandonne, elle mordille l’oreille de Jules, il sent sa langue qui lui redessine le lobe de l’oreille.

Et Jules s’attarde sur les seins, d’abord sa main qui englobe le tout pour ressentir la fraîcheur, toujours cette fraîcheur, Lisa pince les lèvres, elle aime que Jules insiste sur sa poitrine. Puis les doigts se font plus habiles, il aime quand le bout durcit, quand il roule entre les doigts. Il finit par poser sa langue et Lisa commence à gémir, d’abord un soupir dans un sourire qui l’illumine, d’une main elle caresse le sexe de Jules, d’abord doucement, comme le contact d’une plume, puis elle insiste, elle alourdit la pression et Jules se tord, se cambre. Ses baisers s’accélèrent, c’est un feu d’artifice qu’il ne contrôle plus, il passe du front au cou, s’attarde sur une épaule, découvre l’intérieur du bras et brusquement il descend, pose ses lèvres à l’intérieur des cuisses. Lisa est ouverte, de sa langue il trace des lignes, il n’oublie pas les genoux, devant, derrière où la peau est si fine. Et Lisa qui s’agite, qui tire Jules contre elle. Et Lisa qui s’essaie à la géométrie des formes, elle se plie, elle se courbe, ses jambes forment des angles, et Jules en perd la tête, il a envie d’elle, furieusement, mais il veut attendre encore un peu, avant d’entrer en elle. Alors il ralentit un peu, juste ce qu’il faut pour que le calme revienne, que le corps de Lisa se détende. Il lui caresse les fesses, lui remonte la colonne vertébrale là où la peau est si fine qu’on croirait qu’elle va craquer.

Il est en elle. Jules est en Lisa et les yeux sont ouverts. Jules a l’air grave, et Lisa serre les lèvres, elle est sous lui, toute petite, il lui touche les pieds, il aime lui toucher les pieds, les prendre dans ses mains. Et Lisa ouvre les yeux presque ronds, elle est si bien.

Et Jules est bien, il se dit qu’il y a de la vie entre eux, que la vie est là qu’elle se forme, qu’elle s’ouvre comme une fleur dans cet instant magique.

Un orage en février, suite…

Photo de Janson K. sur Pexels.com

Lisa, ma Lisa,

Dans ma tête il y a encore le bruit que font tes mots écrits quand je les lis. Non ce n’est pas un bruit, encore un de ces mots que je ne parviens pas à utiliser, non ce n’est pas un bruit, plutôt comme une présence. Mais Lisa, ma Lisa tu es partie. Tu es partie et tu as tout amené avec toi, même le silence n’est plus le même aujourd’hui. C’est un silence sans toi ma Lisa, un silence qui coupe, un silence qui avale tout. J’ai peu Lisa, j’ai si peur, peur de ne plus te revoir, peur de te revoir aussi. Peur d’une autre Lisa. Lisa j’ai peur des autres autour de toi. J’ai peur qu’ils ne m’existent plus, qu’ils me fassent disparaître. Je comprends tes doutes, je comprends tes peurs et moi je suis si peu, je suis si petit.

Parfois je me dis qu’il faudrait que je sois différent, que je sois meilleur, que je sois un peu comme les autres, plus simple à comprendre, plus simple à attendre. Alors j’essaie ma Lisa, j’essaie et je regarde les autres. Ces autres comment ils font, comment ils sont, et je n’y comprends rien ma Lisa. Je n’y comprends rien, vraiment. Je ne comprends pas les couples que je croise. Lorsque je suis à côté d’eux je ne ressens pas, je ne ressens rien de ce qui ressemble à ce que nous fabriquons tous les deux. Les autres, ils doivent bien le sentir, ils doivent bien le voir que nous deux ce n’est pas pareil, qu’on a de la vie qui déborde. Ils doivent bien le voir ma Lisa. Rien que nous deux, ma Lisa, rien que nous deux.

Ma Lisa il faut que tu reviennes, je n’existe plus à nouveau. J’ai été éliminé, la vie ne veut plus de moi. Je ne l’intéresse pas, je n’intéresse personne. Il n’y a que toi Lisa. La nuit sans toi est toujours plus noire, et je recommence à me perdre dans tous les chemins que je veux prendre. Tu n’es plus là pour me tenir la main

Je t’attends déjà

Ma Lisa il faut que tu reviennes

Jules   

Un orage en février, suite…

Jules, mon Jules,

Jules, mon Jules, j’écris ces trois mots et j’ai déjà le sourire qui me revient, ce sourire que tu m’as fabriqué, peu à peu, depuis qu’on a commencé à se reconnaître. Elle est tellement compliquée, notre histoire Jules qu’il faudrait que quelqu’un puisse l’écrire, pour qu’on la comprenne tous les deux, peut-être rien que tous les deux. Notre histoire parfois, on dirait qu’elle n’existe pas, pas encore ou qu’elle est ailleurs, je sais Jules que je ne suis pas claire, mais on ne peut pas dire qu’il y ait grand-chose de clair entre nous. Je crois qu’on devait se rencontrer, c’était vital, indispensable, non on devait se retrouver parce qu’on nous avait séparé depuis le début, comme si ce n’était pas bien d’être ensemble, et tu vois aujourd’hui qu’on ne peut pas s’empêcher d’y repenser, de se dire que c’était vrai, et tout se mélange, l’envie d’être contre toi de te réchauffer, de te rassurer, parce que tu as peur mon Jules, tu as peur toujours comme cette première nuit. Cette peur ne t’a pas quitté, cette peur ne te quittera jamais, elle est imprimée avec une encre qui ne s’efface pas. Cette peur, je la vois tous les jours dans tes yeux, cette peur c’est elle qui m’a permis de te retrouver, je l’ai lu le premier soir où on s’est retrouvé, ce soir d’orage ou tu errais dans les rues, avec tes poings devenus plus gros, si serrés que les phalanges en sont rouges. Je savais ce soir là que je te trouverai, je connaissais ton nom, c’était facile on est né le même jour un 28 février d’une année bissextile, alors j’ai trouvé ton adresse, et je savais ce soir là que je te trouverai à chercher une sortie, sous l’orage, je savais que tu chercherais que tu me chercherais.

Maintenant on s’est retrouvé mais tu es tellement perdu mon Jules, tu es tellement perdu de m’avoir retrouvé que j’en ai un sourire plein de larmes, tu es tellement seul Jules, tellement entraîné à être seul que je doute parfois, je doute de ce que tu me dis, je doute de ce que tu entends. Tu es tellement différent Jules, mon Jules, tellement différent que je ne sais pas toujours qui tu es, ni comment tu fais pour continuer ainsi, tu es comme un point d’interrogation qui se balade partout, dans tout ce que tu fais, dans tout ce que tu es, il y a des questions, des questions que tu ne parviens même pas à poser. Quand on te regarde marcher, quand on te regarde revenir, parce que tu ne viens jamais Jules, tu ne viens jamais, toi tu reviens, on sent à la manière dont tes bras pendent, se balancent, on sent à la façon qu’a ta tête de tanguer, que tu es toujours entre deux naufrages. Et lorsque tu parles aux autres, lorsque tu leur parles, lorsque tu racontes, lorsque tu décris, on sent bien qu’il y a quelque chose qui cloche et ce qu’il y a de plus troublant c’est que souvent, la plupart du temps, on sent bien que ce n’est pas toi qui fonctionne mal, on sent bien que c’est tout le reste, c’est nous, c’est les autres, c’est le monde, celui qu’on voit, celui dont on nous parle et dont on croit se souvenir qui ne fonctionne plus. Depuis qu’on s’est retrouvé Jules, je te regarde exister et parfois je ne comprends pas, je ne comprends plus, toi, nous, les autres. Je te regarde exister et tout ce qui me semblait établi, défini, perd de son sens. Depuis que je te suis Jules, j’ai découvert des couleurs qui n’existent sur aucune palette. Je me souviens de toutes ces fois, ou alors que nous marchions toujours dans des endroits où personne ne va, tu t’es arrêté, et tu as souri en regardant une touffe d’herbe jaunie jailli de l’interstice d’un trottoir, ou un vieux chien plein de rhumatismes le regard et la langue plongée au cœur d’un papier gras. Je me souviens de toutes ces fois ou tu m’as serré le bras en me demandant d’écouter, et parce que je n’entendais rien ou pas grand-chose, toi tu étais triste, tu croyais que c’était dans ta tête ces musiques faites de souffles, de sifflements. Et pourtant Jules aujourd’hui je n’en peux plus, je suis fatiguée, je voudrais tellement te dire que je comprends celui que tu es, je voudrais tellement que tu comprennes qu’il n’y a rien de toi que je rejette, mais j’ai tellement besoin que tout soit ou devienne simple.

Je préfère rester seule quelques temps, pour voir, quelques temps simplement, juste pour comprendre ce que tu as modifié en moi, juste pour voir comment je peux essayer de t’oublier, non pas de t’oublier, non mon Jules, c’est impossible, mais juste essayer de voir comment ça fait quand tu n’es pas là.

Lisa

Un orage en février, suite…

Ils s’y sont aimés hier, ils se sont aimés jusqu’à l’essoufflement. Il l’aime tant. Elle en est oppressée. Elle lui parle de son petit appartement à Paris, la solitude, l’attente, et les hommes qu’elle a mal aimés.

Et il lui dit : « Lisa je te rêvais et tu es là, devant moi, toute entière ». Il l’embrasse avec passion. Lisa a peur, hier soir surtout, il lui parle de tout, comme il voit la vie, un peu trouble et Lisa qui ne sait pas, qui ne sait plus, quel est son choix.

Jules ne la voit plus maintenant, il l’imagine. Un point noir, seulement, qui s ‘évanouit, l’angoisse a pris possession des lieux, sans état d’âme, sans préparation. Elle est là, à l’intérieur, bien au chaud, à le tirailler, à l’exténuer. Jules voudrait l’orage, il regarde le ciel de novembre, une couette, aux couleurs ternes, ça fait comme un attrape silence. Désormais il n’y a plus rien, les autres sont devenus ce qu’ils étaient avant Lisa, ils sont des autres avec de l’insignifiance dans leur vie. Désormais Jules ne vit plus, il existe, sans plus, sans fioritures, il a repris sa silhouette de rien, cette apparence qui lui permet de se fondre dans le paysage. Les larmes, il ne les sent même plus, elles sont une continuité de la douleur, un prolongement.

Enfin il est entré, a refermé la fenêtre et s’est assis sur le divan encore chaud du corps de Lisa. Lisa, des traces d’elle, partout, elle est imprimée dans tout le paysage mobilier, elle est en surbrillance, il la voit, il la ressent.

Il est assis, immobile, les deux mains tiennent la tête, elles sont sur les joues, humides. Jules ne comprend pas, ne comprend plus, cet amour, si fort, si intense et soudain la douleur. Lisa ne le quitte pas, il le sait bien, elle s’éloigne, elle cherche le vrai dans la séparation et reviendra peut-être. Il espère. Tout à l’heure il cherchera à se la fabriquer à nouveau et alors elle reviendra.

C’est toujours ainsi depuis qu’il est tout petit, on lui vole toujours son bonheur.

Un orage en février, suite…

Et Jules n’est pas reparti. Jules a dit à Lisa qu’il n’était jamais parti, qu’il y avait une simple erreur, une fois de plus, un glissement dans le temps, il lui a dit qu’il y avait eu comme un songe, un peu plus long au moment où il avait levé la tête pour la voir derrière la vitre. Il lui a dit qu’ils avaient rêves ensemble.

Et le doute qui revient quand les yeux se ferment ensemble, quand les doigts se touchent. Tout devient lisse, tout revient. 

Jules a mal à en crever. Jules a le soleil à l’ombre. Son cœur est en berne, il boîte bas. Pas un sourire, ni même une lueur de joie, toutes les sources d’énergie sont taries. Il est dans l’état de celui qui avance dans un tunnel sans issue. Plus rien n’entre ni ne sort.

Lisa est partie tout à l’heure, sans raisons. Elle s’est levée, a arrangé ses cheveux, les tirant un peu en arrière, puis elle l’a regardé avec un sourire fatigué.

Elle a levé sa main, sa petite main et du revers a posé une caresse sur sa joue. Ses yeux ne pétillaient pas de la même façon, alors elle lui a dit « je pars ». Il est resté là, planté, à la regarder le quitter, une fois de plus.

  • Je pars, je veux aller voir ailleurs, vers d’autres, voir si je t’aime pour ta présence, je veux sentir le trou de ton absence qui se creuse au fond de moi et sentir si je peux le remplir avec des larmes, les tiennes que je devinerai, ou celle d’un autre que j’épuiserai de plaisir…

Elle a fermé la porte sans se retourner. Jules sent les larmes, elles sont proches. Il s’est traîné jusqu’à la porte fenêtre et s’est retrouvé sur le balcon. Un petit balcon, timide, juste pour dire qu’il y a un dehors. La barrière est en fer, de mauvaise qualité, les humidités ont produit comme une mousse qui a noirci.

Il la voit, elle s’éloigne, elle est petite, comme toujours, elle ne se retournera pas, il le sait. Aujourd’hui elle ne l’existe pas.

Et déjà il regrette ce qu’il ne lui a pas dit, elle lui manque. Sa poitrine est prise dans un étau : les larmes sont là, elles déferlent. Il ne les retient pas. Ses doigts sont crispés, ils entourent la rambarde, il y a le vertige, la peur, l’amour qui s’éloigne, à l’autre bout de la rue, et derrière le vide de l’appartement qui attend.

Un orage en février, suite…

Jules est en Lisa. Jules est Lisa. Leurs doigts se sont touchés, une fois de plus, un effleurement puis le picotement qui creuse, qui vrille quelque part au milieu des organes dont on oublie qu’ils sont aussi faits pour aimer. Jules a retrouvé Lisa. Si longtemps qu’il n’a pas eu ce contact. Lisa s’est approchée, elle est menue, on dirait qu’elle glisse, elle a les bras qui pendent. Mais elle les porte bien, elle n’est pas embarrassée, on voit bien qu’elle est emplie de bonheurs. On comprend bien qu’elle est toute à son histoire.

Et Jules qui la regarde venir. Comme tant de fois depuis ce soir d’été où ils se sont trouvés, dans une rue chaude de la journée. Il se souvient, il ya eu tant d’amours depuis, tant de regards qui s’emmêlent. Et aujourd’hui, cela fait un an, il est si loin l’hiver du départ, l’hiver de la rupture. Il est si loin et s’éloigne encore plus à mesure que Lisa s’approche. Elle est habillée comme il aime, juste assez de tissus pour donner à penser qu’on peut trouver mieux, plus haut, plus profond. Elle est à quelques mètres et il sent déjà les picotements, avertissements délicatement douloureux. Elle est tout près. Quelques centimètres encore et leurs doigts se sont touchés. Au même moment l’orage qui gronde, l’orage. Un éclair bref, l’illumination parfaite, leurs doigts qui se touchent et Jules est en Lisa.

Un orage en février, suite…

Lisa attend Jules. Ce soir il reviendra. Elle le sent. Elle le sait il est dans l’air, électrique. Il est partout, elle l’attend.

L’orage est proche, il menace depuis le début de l’après midi. L’air est lourd, grave, il se prépare au déchaînement spectaculaire. Lisa a peur. Elle est derrière la vitre. Comme hier, comme toujours, comme depuis le premier jour derrière la vitre de la couveuse. Elle le sait, il reviendra, ils ont annoncé des orages sur la région, il reviendra, il aura des flammes dans les yeux. Il a besoin d’eux, il a besoin de l’orage. Il a besoin d’elle. Il s’est enfui pour qu’elle l’espère. Les premières gouttes s’écrasent, elles s’évaporent sur le bitume brûlant. Les gens se pressent. Elle le voit, il arrive. Il est au bout de la rue, la tête levée vers le ciel. On dirait qu’il prie. Elle sait qu’il ne se souviendra plus de quand il est parti. Il dira : « hier, il y a longtemps, tout à l’heure ». Il revient, il sera là dans une minute, les bras autour d’elle. Elle a le sexe qui s’impatiente. Le premier éclair, elle s’essouffle, voudrait se toucher, mettre son doigt là au milieu, pour se calmer, pour patienter. Mais il arrive. Jules est là, tout prêt. Jules s’approche, il lève encore les yeux, il ne la voit pas derrière la vitre. Il est dans les nuages. Elle a les larmes qui cherchent la sortie. Il ouvre la porte d’en bas, elle va grincer, puis elle claquera. Coup de tonnerre, elle sursaute. Il grimpe les escaliers. Plus que quelques secondes, la porte est seulement tirée, il n’aura qu’à pousser. Il traversera le couloir et la serrera dans ses bras. Il, elle.

Il est là, il est contre elle, derrière elle, elle est toujours contre la vitre. Elle pleure, c’est peut-être la pluie.

Jules est contre elle, elle le sent qui durcit, elle a les jambes qui s’écartent, quand elle comprend la main qui entreprend un voyage vers l’humidité.

Elle a le front collé contre la vitre, elle souffle, ça fait de la buée et dehors il y a la rue qui fume sous les gouttes de pluie de plus en plus grosses. Le tonnerre, puis les éclairs, plusieurs, comme un crépitement, il est en elle, c’est doux, elle ne se souvenait plus, elle le sent, il est là au fond de son ventre. Elle s’en veut d’être pleine de boyaux. Elle aurait voulu lui offrir des fleurs, elle rêve d’un corps empli de fleurs. Il bouge à peine, elle sent qu’il est bien. Il est revenu. Elle a mis les mains à plat sur les vitres, comme une suppliciée. Elle est bien. Elle ferme les yeux.

Un orage en février, suite…

C’est vrai qu’elle est triste Lisa. Elle est triste contre sa vitre. Ça lui fait comme une douleur humide sur le front parce qu’elle ne veut pas se décoller. Elle le voit, elle l’espère. Elle aurait pu ouvrir la fenêtre et lui dire : « Jules je t’attends, viens, on parlera, on se dira des mots que tu aimes, de ces mots que quand on les dit, ça fabrique un sourire, des mots fleurs, des mots musiques, des mots pour dire qu’on s’aime depuis tant de hier, depuis presque toujours… »

Elle aurait pu descendre, le suivre, l’appeler, lui dire de se retourner, « je suis là, je ne dirai rien, mais laisse moi te suivre… » Lisa elle aurait pu, mais elle ne sait pas trop ce qui l’attire ce qui la retient alors quand il part, quand il n’est pas là, elle ne cherche pas.

Un soir Jules ne sera pas rentré. C’est ce qu’on dira plus tard, peut-être, s’il ne revient pas, s’il laisse Lisa là haut contre la vitre avec sa peur de l’orage. Il n’est pas rentré, il a eu peur de la voir, le visage collé contre la vitre. Il la voit toujours d’en bas avant de monter, il voit son visage si doux dans le noir de la pièce qu’elle n’allume jamais de peur d’abîmer les ombres des objets. Il a peur, peur de ne plus se souvenir, de ne plus être capable de l’aimer comme elle le veut, depuis toujours. Alors il a baissé la tête et il a continué tout droit. Il est dans le sud, dans une ville port. La journée il est manutentionnaire et le soir, il reste sur les quais à contempler les cargos. Derrière, il y a la ville qui est laide, une ville droite, perpendiculaire, une ville construite pour qu’on aboutisse sur le port. La mer est d’une couleur industrielle, tapissée de navires métalliques qui attendent qu’on les soulage de leurs cargaisons. Jules ne se lasse pas de les voir et de les entendre gémir quand ils manœuvrent pour s’approcher du quai de déchargement. Dès qu’un de ces monstres d’acier déchire la nuit de son long mugissement, il a les mâchoires qui se serrent et rentre se coucher. Il a trouvé une petite chambre, juste en face. Une petite chambre avec lavabo et une fenêtre sans volets qui donne sur la nuit du port.

Il pense à Lisa. Elle est derrière sa vitre, sans aucun doute. Il pense à elle, se dit qu’il reviendra. Il se fabriquera une histoire à lui raconter. Alors il veut s’emplir la tête de sourires, des siens, les seuls, il cherche à évacuer tout ce qui le pollue depuis des années, ceux des autres, ceux qui ne l’ont jamais regardé. 

Un orage en février, suite…

Et Jules n’est pas reparti. Jules a dit à Lisa qu’il n’était jamais parti, qu’il y avait une simple erreur, une fois de plus, un glissement dans le temps, il lui a dit qu’il y avait eu comme un songe, un peu plus long au moment où il avait levé la tête pour la voir derrière la vitre. Il lui a dit qu’ils avaient rêves ensemble.

Et le doute qui revient quand les yeux se ferment ensemble, quand les doigts se touchent. Tout devient lisse, tout revient. 

Jules a mal à en crever. Jules a le soleil à l’ombre. Son cœur est en berne, il boîte bas. Pas un sourire, ni même une lueur de joie, toutes les sources d’énergie sont taries. Il est dans l’état de celui qui avance dans un tunnel sans issue. Plus rien n’entre ni ne sort.

Lisa est partie tout à l’heure, sans raisons. Elle s’est levée, a arrangé ses cheveux, les tirant un peu en arrière, puis elle l’a regardé avec un sourire fatigué.

Elle a levé sa main, sa petite main et du revers a posé une caresse sur sa joue. Ses yeux ne pétillaient pas de la même façon, alors elle lui a dit « je pars ». Il est resté là, planté, à la regarder le quitter, une fois de plus.

  • Je pars, je veux aller voir ailleurs, vers d’autres, voir si je t’aime pour ta présence, je veux sentir le trou de ton absence qui se creuse au fond de moi et sentir si je peux le remplir avec des larmes, les tiennes que je devinerai, ou celle d’un autre que j’épuiserai de plaisir…

Elle a fermé la porte sans se retourner. Jules sent les larmes, elles sont proches. Il s’est traîné jusqu’à la porte fenêtre et s’est retrouvé sur le balcon. Un petit balcon, timide, juste pour dire qu’il y a un dehors. La barrière est en fer, de mauvaise qualité, les humidités ont produit comme une mousse qui a noirci.

Il la voit, elle s’éloigne, elle est petite, comme toujours, elle ne se retournera pas, il le sait. Aujourd’hui elle ne l’existe pas.

Et déjà il regrette ce qu’il ne lui a pas dit, elle lui manque. Sa poitrine est prise dans un étau : les larmes sont là, elles déferlent. Il ne les retient pas. Ses doigts sont crispés, ils entourent la rambarde, il y a le vertige, la peur, l’amour qui s’éloigne, à l’autre bout de la rue, et derrière le vide de l’appartement qui attend.

Un orage en février, suite…

Depuis qu’il n’est pas rentré, qu’il a laissé Lisa derrière la vitre, Jules ne parle plus. Il garde tout dans l’en dedans. Chaque jour qui passe, il s’emplit d’un peu plus de silences. Parfois il retourne au temps qui passe. Pour la voir, avec l’espoir qu’elle y entrera, qu’elle s’approchera de lui comme si rien ne s’était passé. Jules est seul, il n’a pas choisi de partir, de la laisser, de la quitter. Il a eu peur. Il se souvient encore quand il a levé la tête. Elle a le visage plaqué contre la vitre. Comme hier, comme tous les jours qui passent et qui passeront. Elle attend, elle l’attend. Il a levé les yeux, une fois de plus, et leurs regards se sont croisés, une fois de plus, comme deux faisceaux lumineux. Ça lui a fait mal de voir comme elle l’aimait. Tant d’amour ça étouffe quand c’est nouveau. Alors ce soir, ce mardi soir, il n’a pas ralenti pour lui sourire avent de monter, de pousser la porte et de la prendre dans ses bras. Il a poursuivi son chemin, il a marché longtemps, il a suivi la route sans réfléchir, vers le sud. Le sud, ça commence là au bout de la rue, quand on continue, et qu’on ne se retourne pas.

Il a marché toute la nuit. Au début, il avait mal aux jambes et la tête lui brûlait. Il a marché plus de quarante kilomètres et le matin il s’est arrêté dans un bar d’où il pouvait voir un canal. De la fumée s’en échappait, ça faisait comme un voile en suspension. Depuis la veille, il n’a pas desserré les mâchoires. On croirait qu’elles sont collées. Quand il a vu la lumière à la surface de l’eau, il a pensé à Lisa, ça lui a fait comme une boule dans la gorge, un nœud de larmes qu’on n’arrive pas à délier. Elle est là bas derrière sa vitre, elle l’attend encore.

Il regrette déjà.

Un orage en février, suite…

Jules et Lisa se sont connus il y a si longtemps. Ils se sont connus et se sont attendus. Aujourd’hui ils sont ensemble et vivent entre quatre murs en ville. Ils ne savent plus se parler. Ils s’observent, ils n’ont pas appris le bonheur qu’on partage chaque jour. Ils s’ennuient d’être trop ensemble. Ils ne se touchent plus que pour l’utilitaire et l’alimentaire.

Jules va mieux, il n’a plus ses absences, il n’hésite plus et ne redoute plus le contact des autres. C’est si nouveau, tout est si nouveau. Jules est mal, il ne s’habitue pas. Le bonheur l’a frappé en pleine solitude.

Lisa aime Jules. Elle aime quand il revient de ses longues promenades, couvert de froid, les sourcils raidis de givre. Elle aime qu’il ne dise rien, elle ne veut pas qu’il s’use à lui jeter des mots sans importance. Elle ne veut pas qu’il se force à sourire quand il a des larmes plein la gorge. Elle ne veut pas comprendre, elle ne veut pas savoir, ce qu’il est, ce qu’il souffre, elle le veut comme il est. Alors elle le regarde ne rien dire, ne rien faire, elle le regarde et se dit qu’elle est bien. Lisa ne travaille plus. A Paris elle a mis de l’argent de côté. Elle passe ses journées à apprendre à vivre lentement, elle s’entraîne à observer le temps qui passe, elle cherche à voir les minutes qui défilent. Elle envie Jules, lui qui lui raconte les espaces entre chaque seconde.

Certains après midi elle reste plusieurs heures, immobile, front contre la vitre du salon, glacée, humide.

Au début elle ne pouvait pas supporter cette position plus de dix minutes. Aujourd’hui au cœur de l’hiver, elle est capable de coller le front plusieurs heures, jusqu’à ce qu’elle perde le sens, qu’elle ne sache plus distinguer la matière front de la matière vitre. Alors elle est bien, elle bouge un peu et pense à ce qu’elle a vu : ces sommes de petits riens, ces silhouettes courbées, incurvées vers leurs chaleurs intérieures.

Quand Jules revient, qu’il fait si noir dehors, que les lumières de la ville font comme des trous, quand il est là enveloppé de froid, avec l’odeur du dehors, l’odeur de tous ces autres qu’il a croisés, elle a la gorge qui se ferme pour étouffer un sanglot.

Lisa n’imagine pas une autre vie. Elle ne soucie plus de ce qui la tenait autrefois. Elle se contente du peu dont elle a besoin pour fournir l’énergie nécessaire à son amour.

Un soir, en novembre, un mardi de novembre, Jules n’est pas rentré. Elle a attendu derrière la vitre. Longtemps, si longtemps. Puis la rue s’est vidée et les yeux lui ont piqué. Elle s’est assise et a attendu. Toute la nuit elle est restée là, sans pleurer, parce que ça ne sert à rien, parce que ça ne le fera pas revenir. Le lendemain elle est retournée derrière la vitre comme tous les jours mais Jules n’est pas dans la rue.

Jules n’est pas rentré. Tout l’hiver, il est resté dehors. L’hiver c’est long, surtout lorsqu’il déborde, lorsqu’il se permet d’inquiéter Mars et même Avril. Lisa est restée là, elle n’attend plus, elle n’attend pas, elle sait bien qu’il ne l’a pas quittée, que sa promenade est plus longue.

Elle sait bien qu’il est ailleurs, qu’il cherche, qu’il la cherche.

Un orage en février, suite

Jules pense à Lisa. Jules pense à Lisa, et Lisa n’est pas là quand Jules pense à elle. Ce soir Lisa est ailleurs, elle est ailleurs pour ce soir et Jules est mal. Il ne sait pas, il ne sait plus. Il ne sait pas s’il attend Lisa, il ne sait même plus si Lisa est quelque part, si Lisa existe, si elle existe ici entre ses murs soudain si gris. Alors Jules se lève pour chercher des traces de Lisa et il ne trouve rien, tout est si bien rangé, qu’il ne reconnaît rien, il est assis dans un canapé qu’il n’a même pas en mémoire. Alors Jules doute, il doute encore de tout, de ce qu’il croit se souvenir, de ce qu’il rêve depuis longtemps, il se regarde dans le miroir à s’en faire mal au regard jusqu’à ne plus savoir où est le reflet. Jules s’est endormi, Lisa n’est pas rentrée, Lisa, les yeux ouverts il barbouille son silence de la répétition de ce prénom jusqu’à ce que le sens en soit perdu et Lisa qui s’efface et lui qui s’endort.

Un orage en février, suite…

Lisa contemple Jules dans son sommeil. Il repose. Son corps tout entier est calme. Il a la tête légèrement relevée par l’oreiller, penchée sur le côté. Elle le touche du bout des doigts. Ce n’est pas une caresse, c’est un contact au sens électrique du terme, un contact qui lui fabrique un frisson.

Hier soir ils ont parlé. C’est la première fois qu’il lui a dit tant de choses, de belles choses. Ses paroles, elle les a recueillies, mises de côté, avec amour, pour les mauvais jours, elle se les repassera sur son enregistreur de tendresse. Elle l’entend, il parle doucement, avec émotion. Sa voix tremble comme dans un sanglot qu’on retient.

« Lisa, tu es belle, tu es jolie, peu importe le mot, choisis-le, tel qu’il existe, et moi j’en chercherai d’autres ou j’en fabriquerai pour quand on en pourra plus des banalités des dictionnaires de l’amour convenu. Lisa je t’aime et je ne l’explique pas, je le vis, je le dis et ce n’est déjà plus pareil. Lisa je t’aime, pour ta pétillance, pour tes yeux qui s’allument, pour ce que je les entends me dire quand on se croise.

Je ne te vois pas Lisa, je ne te regarde pas, je te vis, quand tu es là, j’ai les sens qui s’embrouillent. J’ai un trou noir dans l’arrière-pays de ma tête. Un trou noir dans le néant de mon passé, avec tant de hiers, tant d’hivers où je t’ai laissée. Je voudrais ne t’avoir jamais quitté, je voudrais m’entendre dire ce que tu attends depuis le premier jour.

Et pourtant Lisa je partirai, je te laisserai et tu ne seras plus jamais seule. Quand je penserai à toi, à quelques mètres, à quelques lieues, ce sera si fort que tu le sentiras partout dans ton corps. Tu auras dans la tête des tempêtes que je te soufflerai en fermant les yeux pour mieux t’entendre rêver. »

Lisa contemple Jules dans son sommeil. Il est calme, il n’a plus ses agitations, ses spasmes, ses secousses, il est ailleurs, tout en douceur et elle se souvient : Jules qui disait, Jules qui lui disait.

« Lisa il y a l’amour, il est entre nous, on peut le toucher, il passe, les autres le ressentent, il fait comme une petite musique et puis on se regarde, on se touche et les sourires sortent. Il y a l’amour Lisa, et toi que j’aime, juste derrière les yeux, depuis toujours. On se connaît si peu, on se voudrait tant, on s’effleure parce que ce mot est beau, qu’il est parfumé. On est bien Lisa, il y a l’amour et nous, sourires, regards, et les doigts qui s’observent, qui s’approchent. Il y a l’amour Lisa, peut-être… »

Un orage en février, suite…

Et puis il y a eu l’envie de partir. Jules est allé attendre Lisa. Elle ne le sait pas. Il l’a attendue longtemps, si longtemps qu’il aurait pu abandonner. Il ne connaît pas ses heures de sortie. Quand il a envie d’elle, de la voir, il y va et il attend. Jules ne dit même pas qu’il attend, il dit je l’aime, je prépare l’espace, le temps, tous ces vides d’elle à remplir pour l’accueillir. Jules veut que lorsqu’elle arrive, elle puisse sentir l’amour partout, sur sa peau, dans l’air qu’elle respire.

Je veux qu’elle sache que chaque fois que je l’attends, je lui fabrique un monde pour le lui offrir. Aujourd’hui Jules aime Lisa depuis le début du jour. Il l’aime et Lisa ne vient pas. Alors Jules attend, il est capable de ne pas bouger, d’être concentré sur ce qui se produira lorsqu’elle apparaîtra. C’est si simple.

Quand elle est sortie, il a eu ce serrement de gorge, comme à chaque fois, cette hésitation entre le sourire et les larmes. Aujourd’hui il ne s’entête pas et c’est les deux à la fois. Lisa n’est pas seule, il y a la pluie qui s’est invitée. Elle est chaude, sensuelle, et derrière il y a les nuages qui noircissent. Lisa est en sourire, elle a les yeux qui appellent.

Pas un mot entre eux, il est là depuis le matin. Et puis un effleurement, à peine, comme une décharge. La peur du plus loin.

Jules a envie de rouler, vers l’orage. Lisa ne dit rien. Il y a Jules qui l’aime sans rien dire avec sa folie. Elle est si prête de lui. Jules conduit, il ne sait pas où il va, il ne lui a rien dit et elle ne s’étonne de rien. Elle sait qu’il est inutile d’attendre qu’il lâche quelques mots.

Jules ne sait pas. Il ne sait pas ce qu’il faudrait qu’il dise, ou qu’il fasse pour que ça circule mieux dans sa tête, pour que chaque mot, retrouve sa place. Jules a toujours le sourire coincé entre deux sanglots, il ne sait pas, il cherche le vrai, il cherche ce qui fait que les autres le reconnaissent. Là, à cet instant, il sait sur quoi il peut compter pour se prouver qu’il y a de l’existence dans ce moment, dans ce mouvement, il le sait, il le sent.

Un orage en février, suite…

Jules et Lisa marchent main dans la main. Ils s’aiment jusqu’au bout de leurs doigts. Leurs peaux communiquent, ils s’entendent respirer. Ils n’ouvrent pas la bouche. Ils marchent dans la ville, au milieu des autres qui ne les voient pas. Lisa est vibrante. Jules la sent bien à chaque pas qu’ils ajoutent, son désir d’elle est plus fort. Son désir de la prendre le plus vite possible, sans précaution, devant les autres, pour qu’ils sachent et parce qu’il crève d’envie de leur dire : « regardez, regardez je suis revenu et j’aime ». Lisa comprend le désir de Jules, un désir physique qui lui ralentit le pas à cause de la bosse sur le pantalon qui frotte contre la fermeture éclair. Elle devine l’érection, elle la sent, c’est le bout des doigts de Jules qui le lui disent. Elle sait qu’elle ne pourra pas attendre. Elle cherche du regard, un couloir, un mur au fond d’une impasse où elle pourra s’abandonner, où elle pourra gémir, où elle pourra s’ouvrir. Ils sont dans une rue commerçante, il y a foule à l’étalage des chiffons, les curieuses tâtent les étoffes, elles les remuent, les secouent et Lisa a envie de Jules. Envie de Jules en elle. Ils entrent dans la boutique, la foule est dense. Personne ne prend garde à eux tous sont occupés à farfouiller. Ils sont dans un coin du magasin, un coin à peine plus sombre. Il y a un empilage de cartons qui attendent de vomir leurs contenus de mauvais tissus. Lisa s’est juchée sur la deuxième rangée de cartons, elle n’a pas eu besoin de relever sa jupe. Une jupe si courte. Elle porte à peine de culotte. Elle est prête. Jules la pénètre avec précaution, elle n’a pas besoin de le guider. Ils sont faits pour s’aimer. Ils ont été conçus pour cela.

Un orage en février, suite…

Photo de Apostolos Vamvouras sur Pexels.com

Jules observe Lisa. Lisa se déshabille. Elle se déshabille lentement, plie lentement chacun de ses vêtements. Elle sait qu’il la regarde, elle sait qu’il attend de voir, qu’il veut vérifier si ce qu’elle lui a suggéré n’est pas encore un de ces mauvais coups du hasard. Elle sait qu’il a déjà la tête pleine de ces images qu’on se fabrique quand l’autre devient un objet de désir. Tout à l’heure au café, il a plusieurs fois laissé tomber sa serviette, pour se pencher, pour admirer ses jambes. Elle en est fière de ses jambes, de longues jambes lisses, soyeuses rien qu’à les regarder. Avec juste ce qu’il faut de muscles pour qu’elles ne s’affaissent pas quand elle se repose. Elle les entretient, elle les polit, les lustre, les enduit. Elle adore les montrer, les offrir aux regards des autres, aux regards de ceux qui voudraient voir plus haut, juste un peu plus, pour se donner des frissons. Elle met des jupes, pas trop courtes, mais suffisamment porteuses d’espoir pour ceux qui attendent un simple mouvement qui provoquera un serrement de gorge, de ces jupes juste au dessus du genou, au dessus de ce morceau qui hésite entre la chair et l’os. Elle n’en montre pas trop, mais sait qu’il devine, parce qu’elles sont belles ses jambes. Elles traversent toutes les étoffes. Ce ne sont jamais les tissus qui sont transparents, ce sont ses jambes qui surlignent.

Ce qu’elle aime le plus, c’est prendre des poses inhabituelles, des poses faites pour celles qui sont si belles qu’on a le cœur qui bat rien qu’à les sentir s’approcher. Tout à l’heure, quand Jules lui a pris la main, dans la rue, quand il lui a serré les doigts comme s’il avait peur, elle a senti les muscles de sa cuisse devenir durs comme après un violent effort physique. Comme après l’amour, quand les corps se tendent, quand ils sont à la limite de la rupture. Elle sentait le bout de ses doigts et elle aurait voulu qu’il la prenne, là, tout de suite, qu’ils s’engouffrent dans un couloir sombre, qu’il la plaque contre un mur. Elle aurait voulu qu’il lui mordille le cou, puis le lobe des oreilles et qu’il lui remonte une jambe, la droite, jusqu’à ce qu’elle forme un angle droit avec l’autre, jusqu’à ce que le petit bout de tissu qui lui couvre le sexe s’étire suffisamment pour laisser le passage à quelques doigts impatients.

Au lieu de cela, il a continué à l’effleurer avec le bout des doigts, si peu, très légèrement, comme un souffle, comme une promesse. Il aurait pu poursuivre, il aurait pu la réduire à l’état de corps. Elle y pense pendant qu’elle achève de se déshabiller et ça lui fait comme une chaleur qui lui monte des jambes, qui lui inonde le bas du ventre. Mais lui, tout à l’heure, il avait du sanglot au bout des doigts. Il lui disait des belles phrases, des phrases qui font comme une caresse quand on les reçoit. Il lui disait des phrases, les plus belles qu’elle ait entendues, avec des mots simples, heureux d’être ensemble pour apporter de la tendresse à une femme, si belle, si prête à entendre toutes les déclinaisons du verbe aimer. Elle est totalement nue et elle sent le contact de ses doigts, il se prolonge comme un écho, comme une vague. Elle déferle, plus rien ne l’arrête.

Tout à l’heure Jules a dit à Lisa qu’il aimait l’orage. Il lui a dit son amour de la pluie, a avoué son attirance pour ce que beaucoup craignent. Il lui a dit ne pas comprendre pourquoi le gris est une couleur que tous refusent. Couleur maudite, bannie par les autres teintes, vives, aux éclats outranciers, ces teintes qui ne survivent qu’accompagnées de sambas ou de fanfares. Jules lui explique que le gris est une couleur qui respecte le regard, elle ne fatigue pas, elle ne s’incruste pas dans la mémoire de l’œil. Quand le soir tombe, que la lumière finit par céder le terrain à l’ombre qui attend patiemment, c’est le gris qui triomphe, ce mélange d’éclats et de noirceurs. D’abord un gris timide pour lancer les débats, puis un gris de plus en plus épais quand la lumière a enfin décidé de laisser toute la place.

Jules aime que Lisa l’écoute lui raconter ses émotions, il aime que ses doigts bougent quand il hausse le ton pour lui parler de sa palette de couleur qu’il garde au fond de lui depuis petit.

Il lui a parlé de ses promenades d’adolescent, rue des aciéries, le long du laminoir, pendant que les autres, ceux de son âge, s’abîment la tendresse dans de brèves étreintes de fond de garage. Il lui raconte ses moments de solitude à la recherche de cocktails de sensations. Il est le long des murs, gris, et les machines grincent dans une odeur de copeaux d’acier légèrement huilés, comme il les aime. Il aime s’emplir les narines des effluves graisseuses que les autres rejettent avec dégoût. Lisa est amusée mais ne le montre pas. C’est une tendre moquerie bien différente du sarcasme des autres, de ceux qui traversent la vie comme on va au supermarché en déambulant au milieu des rayons de lessive qui exterminent le gris.

Il lui a raconté la sirène, celle qui hurle quand il est au fond de son lit. C’est le matin et il y a le pas lourd des ouvriers, de ceux que le cri de la ville qui souffre a sorti de la chaleur, le pas lourd qui résonne en dessous de la fenêtre de sa chambre et lui qui s’enfonce sous les couvertures parce qu’il est bien, parce qu’il sait que dehors il y a la vie qui commence. Et l’odeur du café qui suit, qui lui excite les narines. Jules, il est comme ça avec Lisa, il n’en finit plus de lui offrir des morceaux de ces histoires qu’il a accumulées. Elle l’écoute, elle est bien, ne pose pas de questions. Elle l’aime. Elle aime.

Lisa aime Jules et Jules le sait. Il le sait et quand elle le rejoint dans le lit, comme ce soir, quand elle plaque la fraîcheur de son corps contre le sien. Il ferme les yeux et se durcit. Jules aime Lisa mais n’ose pas le dire, il craint de mal prononcer ce mot auquel il n’est pas habitué. Il n’a pas l’habitude du bonheur, il n’y est pas entraîné et si ce n’était les jambes de Lisa qu’il sent contre les siennes, il croirait qu’il rêve, qu’il est encore dans un de ces entre deux qui l’habitent depuis qu’il est tout petit.

Jusqu’à aujourd’hui, il n’a pas réussi à vivre, il n’est encore jamais parvenu à autre chose qu’éprouver la sensation du rien ou du si peu. Hier les autres ne le voyaient pas, hier les autres ne l’existaient pas. Ils ne veulent pas qu’on les dérange dans leurs perpendiculaires habitudes. Les autres ils ne veulent pas changer, ils sont si appliqués, si consciencieux dans leur obstination à rechercher la similitude. Il se souvient d’avoir essayé, d’avoir dit à sa mère, cette femme qu’il aurait volontiers évitée, son rêve de départ pour Thionville, pour le Havre. Il avait vu des reportages, lu des livres et savait que là-bas il y aurait des ombres comme la sienne. Il se souvient des images qu’il collectionnait, des images d’usines, vieilles, grises, majestueuses dans leur uniformité. Il pensait qu’on les avait repeintes. Sa mère ça ne l’a pas fait rire. Comme d’habitude, elle n’a pas répondu et s’est contentée de hausser les épaules. C’est sa façon à elle de lui répondre, de lui rappeler qu’il est là par hasard, pour une simple étreinte qui se prolonge une seconde de trop, celle qu’il n’aurait jamais fallu, cette seconde oubliée qui se termine dans un orage de février. Elle lui dit de chercher du travail plutôt que de raconter des bêtises. Ça c’était juste avant qu’elle ne le chasse qu’elle prétende ne plus le connaître.

Il s’en souvient de tous ces moments Jules pendant que Lisa se déshabille. C’est long, c’est si bon de voir son corps apparaître. Il a le temps de s’emplir la tête de tous ces moments. Jules revoit sa mère. Il revoit cette femme, derrière la porte, qu’il a poussée. Il avait la clé, il se souvient, il avait la clé.  Elle lui dit de partir parce qu’elle ne le connaît pas, parce qu’il n’existe pas. Il se souvient de cette journée ordinaire, cette journée à marcher dans les rues désertes. Dans les rues autour de l’usine. Il se souvient quand il est revenu, il avait la tête pleine, il avait mal. Il se sentait un peu ivre. Cette femme lui a demandé de partir, il n’a pas insisté.

Il est parti et aujourd’hui, il est là à regarder Lisa qui finit de s’habiller de nudité. Elle est nue, complètement. Tellement nue qu’il a froid dans l’en dedans.

Son corps est mince, il est d’une couleur qui vient d’apparaître. C’est une couleur sans nom, quand on la regarde on sait qu’elle est douce, électrique aussi. Une couleur comme l’orage en préparation. Ce mélange de gris qui apparaît à l’horizon avant que les éclairs ne se déchaînent. La chambre est dans le noir mais il la voit, le blanc des draps fait comme un halo quand elle les soulève pour se glisser dans le lit.

Un orage en février, suite…

Photo de Jasmine Wallace Carter sur Pexels.com

Lisa est sortie, elle marche quelques pas devant Jules. L’alcool la transforme, elle est comme un navire qui balance à la première brise. Ce soir Jules l’a invité à un pot qu’il a organisé à l’occasion de son départ, ou pour autre chose, il ne se souvient plus, il sait qu’il va partir, quitter son travail déjà. Il veut qu’elle soit là, tant pis si les autres ne la connaissent pas, les autres, ceux qu’on appelle les collègues il ne veut pas les voir une dernière fois sans elle, sans qu’elle ne soit pas là pour leur dire : « regardez-moi, regardez-nous, nous allons partir, demain ou peut-être plus tard, nous serons ailleurs.

Il veut qu’on la voie, qu’on dise d’elle qu’elle est Lisa, simplement Lisa : celle qu’il attendait. Il veut que les autres comprennent qu’ils se sont retrouvés, enfin.

Elle a bu deux verres, lui beaucoup plus. Ils sont dehors, le soir hésite, il tremble. Lisa est belle, l’alcool lui surligne le sourire, elle a les yeux qui brillent. Elle marche à ses côtés, si proche. Elle est si proche. Ils ont chacun leur voiture. Ils sont sur le trottoir, les fenêtres sont ouvertes, ils entendent la rumeur des bavardages inutiles d’une fin de journée ; eux cherchent des mots à se dire, d’autres mots, ceux qu’ils n’ont pas encore usés à les dire. Ils cherchent de ces mots qu’on garde pour soi, bien au chaud, et ils se rapprochent encore plus. Elle n’est plus qu’à quelques chuchotements de lui, elle regarde un peu en dessous, avec le velours de ses yeux clairs, et ses mains lui parlent. Il lui propose un repas dans une petite auberge, au bord d’une route qui domine toute la vallée. Pour voir la ville d’en haut. Il ne sait pas s’il l’a inventée cette auberge, ou s’il l’a tellement rêvée qu’elle est là qui existe quelque part, peu importe, il le dit, elle existe.

Elle sourit, il s’avance encore un peu, elle vacille. Il sent sa tête contre son épaule, presque sur la poitrine. Il tremble. Ses mains hésitent, il lui prend les siennes, il veut lui dire. Il veut lui parler de Rose, c’est si difficile, il ne peut pas c’est si tôt, il faut attendre. Attendre toujours, encore, l’attente comme une deuxième respiration. Elle dit : « je suis un peu saoule », il lui prend la tête entre les mains, ses doigts effleurent la nuque, elle est belle, il en rêvait, elle a le regard qui l’invite à continuer.

Rose, Lisa, presque deux noms de fleurs, il a la gorge qui se serre. La fraîcheur essaie de s’insinuer, de se frayer un passage dans ce qui reste du moite de cette fin de journée d’été. Il lui embrasse les yeux du bout des lèvres jusqu’à ressentir le picotement des cils qui s’agitent. Elle est surprise. Elle cherche à se rapprocher de sa voiture, il la retient et veut l’embrasser à nouveau, c’est si bon quand elle est comme ça.

Il s’est arrêté, c’est un pré en pente douce. Il s’est assis en haut sur le talus. L’herbe est fraîche. Elle sort de l’hiver, elle est encore tendre, réjouie de cette première chaleur. Elle est derrière lui, il ne s’est jamais retourné, il savait qu’elle le suivrait. Elle est debout, ne dit rien, elle a posé les deux mains sur le haut de ses épaules. Elle l’effleure du bout des doigts. Il frissonne. Il ne s’est pas retourné, mais il lui prend la main et lui dit qu’elle est douce, qu’il sent la vie qui coule au bout de ses doigts. Elle se penche et l’embrasse, derrière, vers l’oreille. Il l’invite à s’asseoir. En bas il y a la vallée et la route grise qui s’étire comme un serpent aplati.  La chaleur trompe le regard, et le goudron fond avec de petits frétillements de lumière, c’est une illusion d’optique lui a-t-on déjà dit, peu importe, lui il voit bien que la route s’essaye à devenir rivière et il sourit. Elle a posé sa tête contre lui. Quand il se tourne vers elle, il y a ses yeux qui brillent, elle est en bas, elle imagine les autres si petits, si loin de leurs lumières à eux. Ils roulent, ils accélèrent et ne savent pas. Ils ignorent qu’en haut à la cime de cette tâche au vert tendre, il y a en deux qui s’aiment. Ils se sont retrouvés. Lisa est avec Jules. Elle a les mains qui se coincent alors elle sourit, encore, et Jules qui cherche ce qu’il pourrait lui inventer comme souvenirs. Elle est plus relâchée que d’habitude, moins inhibée, c’est l’alcool et la fraîcheur du soir.

  • Tu as senti Lisa, tu as senti Lisa cette odeur de bonheur…

Elle ne dit rien, le serre plus fort, sa main lui répond.

  • Lisa j’ai tant à dire, j’ai tant à t’offrir, Lisa tu es si douce, tu es si écoutante.

Ecoutante, Lisa ne connaît pas ce mot, il n’existe pas dans son encyclopédie. Elle est plutôt une habituée des « attentive », « attentionnée ». Elle dit son bonheur d’ajouter un mot à son vocabulaire. Jules est ému.

  • Jules on se connaît si peu et je sais déjà que tu m’imprègnes ! Ou que tu m’imbibes… tu vois Jules moi aussi j’essaie de nouveaux mots pour te raconter ce que je sens. Prends les je te les donne.

Et Jules sourit, il n’aime pas le mot imbiber, mais il le lui laisse, c’est celui qui est sorti, là, alors il se dit qu’il est vrai.

Le soleil a baissé. Il souffle un peu, c’est son premier effort de l’année. Lisa s’est allongée. Elle attire Jules tout contre elle. Ils sont bien. Quelques oiseaux et en bas les moteurs en bruit de fond. Il n’ose rien, il a peur d’abîmer ce qui commence entre eux. Il voudrait que ce soit différent, prendre le temps d’inventer une autre façon de l’aimer. Se jeter sur elle, la caresser jusqu’aux gémissements et entrer en elle. Ce serait trop simple. Ce serait de l’amour sans couleurs. Il doute, il a peur de ce qu’il ne peut pas empêcher, il a peur des corps qui ne tiennent pas compte de ces rêves. Il faudrait qu’il réussisse une synthèse, l’aimer comme une sœur, comme une amie, comme une femme, comme la femme. Il ne veut pas qu’elle soit déçue, qu’elle l’imagine comme les autres, seulement attiré par quelques centimètres de chair. Jules la touche, si peu, juste ce qu’il faut pour qu’elle vibre, feuille si légère. Leur histoire a besoin de temps, il est toujours trop tôt.

  • Jules on est bien

Lisa ne l’entend pas ne pas lui répondre. Elle regarde le ciel. Au loin des chiens hurlent.

  • Que s’est-il passé Jules ? Pourquoi a t’il fallu tant de temps ?
  • Il ne s’est rien passé Lisa, juste quelques orages, quelques orages en février…

Jules est appuyé sur le coude. Il la regarde rêver. Il sent qu’elle est encore pleine de silences. Elle est si proche du vide qui les a longtemps séparés.

  • Jules je t’attendais depuis hier, depuis toujours. Le premier jour ce n’est pas quand on est né, le premier jour, il est plusieurs, le premier jour c’est quend on se voit, quand on se rêve…
  • Lisa écoute, écoute l’herbe qui caresse, l’herbe qui raconte sa journée.

Doucement ils se parlent avec les yeux, se racontent tous les silences de leurs souvenirs. Ils remplissent les vides de leurs histoires de tous leurs effleurements, de leurs baisers du bout des lèvres. Ils sont couchés près de la terre. Lisa ferme les yeux, et Jules du bout des doigts, légèrement, si légèrement qu’on croirait qu’il n’y a rien, lui caresse la peau sur le ventre là où la peau est si fine qu’on sent le vivant du dessous. Sa main décrit de tous petits cercles et doucement, très doucement se rapproche de cette frontière un peu mystérieuse, à l’intérieur des cuisses, là où une fine bande de tissus laisse juste ce qu’il faut d’espace pour que le bout d’un doigt fasse vibrer l’étoffe. Jules est tendre, il ne cherche pas à précipiter l’ordre des sensations. Pourtant son cœur accélère, son souffle devient plus court. La frontière est franchie, et Jules est ému de ce contraste entre la fraîcheur de l’intérieur des cuisses et la chaleur un peu humide qui lui indique le passage. Lisa gémit doucement, de sa main gauche elle caresse la nuque de Jules. Elle est bien, sent le désir qui monte, un joli désir, un désir fleuri, pas de ces désirs bestiaux qui la secouent parfois. Ses jambes s’ouvrent de plus en plus, son sexe est un fruit d’été gorgé de soleil, les doigts de Jules trouvent le passage.

Un orage en février, suite…

Ils s’étaient donnés rendez-vous au « temps qui passe », bistrot gris d’un quartier oublié. La façade est d’un gris fatigué. On ne pouvait avoir envie d’entrer ou alors pour un besoin pressant, une soif implacable, une attente à tuer, une rencontre à protéger.

Jules ne le connaissait pas, il fréquentait peu les bars par peur de ne jamais y être reconnu. Il préférait les longues promenades solitaires, sans but, tout droit, jusqu’à ce que les jambes soient dures, qu’on les ressente très fort, comme une gêne, comme une excroissance, comme un morceau de soi qu’on finit par oublier. Lisa lui avait proposé ce rendez-vous très vite, comme on demande l’heure, une phrase qui claque au vent : « on pourrait se revoir au temps qui passe, demain à dix sept heures ». Une phrase qui fait du bien, qu’on voit sortir de la bouche, et se poser sur le regard de l’autre.

Ce sera une rencontre souvenir, un prétexte pour s’attendre. Jules rêvait d’un amour qui commence dans un lieu débordant de gris, d’automne. Il n’avait jamais cru aux rencontres sous ciels étoilés, celles qu’on imagine lorsqu’on s’inocule dans les veines le poison qui circule dans les tubes cathodiques.

Il est arrivé le premier. En avance, légèrement en avance, comme toujours. Pour ne pas risquer d’être surpris. Sa montre lui annonce seize heures cinquante. A peu prés, il sait bien qu’elle est inutile, qu’elle ne lui promet que du temps en trop, à gaspiller. Il sait bien qu’il est en dehors de tout, ou à côté. Et c’est pour cette raison qu’elle lui a plu et qu’elle l’a remarqué. Ils se sont rencontrés dans une marge, à l’écart de tous les autres, en dehors de tous les principes.

Elle arrive, essoufflée. Elle a couru. Comme toujours, elle s’excuse en regardant sa montre.

Jules observe Lisa qui entre. D’abord il y a son sourire. Quand elle sourit, elle a les yeux qui lui disent : « serre moi contre toi, là tout de suite, n’attend pas, serre-moi à m’en étouffer, à m’en faire perdre la tête ». Elle a les yeux qui disent merci. Quand elle est entrée, qu’elle a poussé la porte, ça a fait comme quand il ferme les yeux. Jules quand il ferme les yeux pour fabriquer de la mer et du vent. Quand elle est entrée, Jules a senti des mains lui pousser au bout des bras. Il est embarrassé, elles sont là, au bout, elles attendent Lisa, elles aussi. Elles se contenteront d’un simple effleurement, léger comme un voile qui tombe…

Et les doigts qui se touchent, qui se parlent. Quand on lève les yeux, il y a le regard de l’autre, qui n’en peut plus d’attendre, encore. C’est si long pour choisir le mot qui suffira, le mot cadeau, le mot qu’on fera venir de l’intérieur, chargé d’une histoire.

Lisa est entrée. Tout à l’heure, les couleurs étaient fades avec des odeurs de serpillière. Lisa est entrée, elle est assise en face de Jules, a posé ses mains sur la table. Ils ont commandé un café, c’est simple, ils n’ont pas envie de réfléchir.

Un orage en février, suite…

Certaines nuits, Jules ne dort pas. Le radio réveil fait comme un trou de laideur dans la beauté noire de la nuit. Il déteste ce cœur électronique. Les diodes palpitent et battent la mesure en silence. Pas de rythme, une simple pulsation artificielle, électrique.

Il est seul. Aussi loin qu’il se souvienne, il y a cette chaleur féminine qu’il devine quand il se tourne jusqu’à l’épuisement. Il a peur du noir qui l’entoure, du vide qui l’absorbe.

Jules se touche le corps. Il vérifie son existence. Sa main s’arrête sur le cœur. Il ne bat presque plus, ou si peu. Comme la pendule à quartz. Il n’y connaît rien dans les battements de cœur. Sa spécialité ce sont les pendules. C’est la seule chose de son passé dont il se souvient encore. C’est par hasard que Jules avait découvert ce don. Il voulait offrir une montre à sa mère. Une montre pour son anniversaire, une montre à aiguilles. Avec des aiguilles, elles sont vivantes les montres, elles bougent, elles avancent, elles retardent et elles s’arrêtent.

Il se souvient : il regarde la montre qu’il veut offrir, il la regarde si fort que soudain les aiguilles s’affolent, elles hésitent sur le sens à prendre et le bijoutier lui jette un œil mauvais. Lorsqu’il regarde une montre de trop prés il se produit les mêmes phénomènes que ceux que l’on décrit dans les histoires polaires dont il raffole.

Ce soir Jules ne dort pas, ce soir Jules regarde Lisa. Elle est étalée dans le sommeil, son corps est si beau. Dès qu’on pose les yeux, il y a comme un frisson, une vague de tendresse qui envahit l’espace. Lisa dort, mais Jules entend qu’elle l’appelle. Lisa dort et son corps l’appelle et dans les yeux de Jules il y a des courbes qui caressent la rétine.

Il oublie la pendule, il oublie toutes les aiguilles et sa main se promène sur la peau, effleure le grain de cette surface qui vit. Elle vibre, il frémit.

Jules ne dort pas. Jules essaie de se souvenir. Il essaie de reconstruire son histoire avec Lisa. Le début, toujours le début, il leur faudrait le début, avec des phrases romanesques, avec des mots sucrés. La vie comme un roman, tout le monde rêve de ces mots assemblés, pour qu’ils disent aux autres, qu’ils racontent. Il murmure dans son insomnie : « quand on s’est rencontré », « la première fois », « le commencement » …Jules ne dort pas, il dessine des lignes sur le tableau noir de ses nuits d’insomnie, sur le noir juste derrière les yeux. Les lignes qu’ils dessinent ont un début, elles ont une fin aussi : le commencement de l’histoire avec Lisa. Ce commencement il ne le voit pas, ne veut pas le voir, ni le poser sur une ligne, aussi belle soit-elle. Il ne veut pas parce qu’il faudrait que chaque nuit il recommence à chercher le chemin, vers l’avant. Avant ce début, il n’y avait rien ni personne. Jules n’en veut pas de ces mots, il n’en veut pas de ces mots qui effacent, comme si les autres n’existaient pas, ailleurs, avant. Lisa il ne l’a pas rencontrée, ils ont trouvé leur place et la ligne devient un cercle. Plus rien ne les arrête. 

Un orage en février, suite…

Jules et Lisa se sont trouvés. Tout à l’heure Jules ne savait pas que Lisa reviendrait. Il ne savait pas comment Lisa existait. Il ne savait pas qu’il y aurait cette nuit. Tout à l’heure c’était une autre histoire avec cette femme qu’il croyait sienne. Tout à l’heure c’était une erreur. Lisa est calme, elle n’est pas essoufflée, elle est bien, comme les rares fois où elle s’endort facilement. Il faudra bien qu’ils parlent, qu’ils se racontent ce qu’ils sont, mais pour l’instant ils sont bien, ils se tiennent bien serrés. Ils marchent dans les rues au milieu des autres, au milieu du monde qui ne les a pas voulus seuls. Maintenant ils sont deux et le monde les reconnaît. Ils se sont retrouvés.

Jules et Lisa s’aiment. Jules aime Lisa et Lisa aime Jules. Ils s’aiment. Il n’y a pas un centimètre de peau qu’ils n’aient explorée. Ils se sont imprégnés l’un de l’autre. Ils ne disent pas qu’ils font l’amour. Ils détestent le verbe faire. Lisa dit souvent qu’à la rigueur on peut faire la vaisselle, le ménage. Mais quand on parle d’amour et surtout quand deux corps se mélangent, quand deux corps deviennent un bouquet de sensations, on n’utilise pas le verbe faire, on le laisse de côté, on le laisse pour les tâches rébarbatives et on lui préfère un synonyme qui n’existe pas. Alors on ne cherche pas, on ferme les yeux, on se touche, on se parle, on se sent, on s’écoute, on se goûte, on crie et c’est l’amour. Celui qui ne peut trouver du sens sur le papier. Parce que les mots, ils sont traîtres, ils sont prêts à toutes les compromissions et se salissent au contact des autres. Lisa et Jules ne disent pas qu’ils vont faire l’amour, ils se regardent, ils s’embrassent, ils s’aiment et c’est tout. Depuis qu’ils se sont retrouvés, Lisa et Jules n’ont pas cherché à comprendre ce qui les a mis sur le chemin l’un de l’autre. Ils savent tous les deux qu’ils ne pouvaient que se rencontrer mais ne se posent pas de questions. Leur vie a été si difficile qu’ils trouvent naturel d’être né le même jour, à la même heure, au même endroit. Ils n’ont pas l’intention de gaspiller de l’énergie à se poser des questions inutiles.

Il y a en a tant qui glisseraient sur les miracles du hasard extraordinaire, des coïncidences de la vie. Ils refusent tout cela, il ne se sont pas rencontrés, encore moins retrouvés, ils ne se sont jamais quittés et n’existent que l’un à travers l’autre.

Jules et Lisa s’en moquent de comprendre ce que tant voudraient savoir.  Si on les interroge, ils diront qu’ils savaient. Ils savaient l’un et l’autre.

Hier, Jules est sorti de la route, celle tracée depuis le premier jour et aujourd’hui il a pris la bonne direction. Le Jules d’hier n’existe plus, il a disparu. Il est ailleurs, dans les histoires des autres, il est dans leurs mémoires. Ils l’ont sélectionné, tous ceux qui l’ont croisé, tout ceux qui n’ont rien compris, ou pas voulu. Jules, celui dont on parle quand on est ensemble, celui qui aide à terminer les soirées d’ennui quand on a fini de parler du temps, de la hausse des prix, et de la crise de l’énergie. « Jules tu sais bien, l’allumé de la rue Michelet, qui ne sait pas où il habite ». Ce Jules-là n’existe plus. Lisa l’a gommé. Lisa est venue un soir d’été. Elle a agi comme le révélateur sur du papier photo. Tout doucement c’est apparu, au début un peu trouble, un peu flou et les traits se sont fixés, le regard est apparu. Lisa a révélé Jules. Et maintenant les autres le voient. Il est en plein jour.  Il est vrai.

Ses troubles ont disparu, il se sent mieux. Il existe, les autres le voient et se sourient.

Un orage en février, suite…

Lisa est montée dans sa voiture. Elle a demandé à Jules de l’accompagner. Il a dit : on va où Lisa ? Elle n’a pas répondu et a souri, en lui touchant la main. Ses jambes ont bougé pour trouver les pédales. Ses jambes sont belles, Jules n’empêche pas ses yeux de se poser. Doucement, sans la gêner, sans lui donner le sentiment de n’être regardée que pour la beauté de ses jambes.

Jules est intimidé, il ne sait pas ce qu’il faut dire quand on est dans une petite voiture avec une femme si belle, avec une femme qu’on attend depuis tant de temps. Il sourit. Il est bien. Les vitres sont baissées. Ils traversent la fraîcheur.

Lisa lui dit qu’elle veut voir la ville d’en haut, elle veut la dominer, la sentir lui revenir en pleine mémoire. Voir la ville et la cicatrice qui la partage. Lisa conduit et Jules lui raconte l’absence, la sienne, la leur. Il lui raconte ce qu’il sait d’elle depuis ce toujours qu’ils ne parviennent pas à dater, tant il est loin, tant il est dans le début qu’on recherche. Et il entend que ses paroles n’ont pas le sens commun et il sait qu’elle écoute, qu’elle comprend. « Je le savais, je te savais, notre existence comme une certitude qui entre dans la tête quand on ferme les yeux, le soir, au début de nuit, quand le doute fabrique des questions » Lisa conduit, elle écoute Jules qui essaie de décrire et elle comprend ses mots. « Je te cherchais, dans les couloirs de ma mémoire, la peur comme un révélateur »

Jules a demandé à Lisa d’arrêter la voiture : il aime tous les mouvements qu’elle fait, elle tourne la tête pour reculer, il voit son cou qui se tend, ça fait comme une grosse veine sur le côté. La voiture est stoppée et Lisa s’étire, son bras droit passe derrière le siège de Jules, il sent qu’elle l’effleure, sa nuque frissonne. Sa vitre est ouverte et la fraîcheur du soir les caresse. Jules a tellement de pensées qui lui entrent dans la tête qu’il en a des bourdonnements d’oreille, comme un trop plein, il déborde. Lisa veut marcher pour aller voir la ville d’en haut. Ils sont seuls : c’est un soir de match, la ville est au stade et les autres, ceux qui n’y sont pas, attendent ou s’endorment devant les écrans vides. Ils sont au bout du chemin et la ville est en bas, Jules et Lisa sont heureux, ils sont ensemble.

Un orage en février, suite…

Jules aimait Lisa. Ce soir Jules l’aimait enfin. Il aimait à n’en plus pouvoir. Ils étaient soulagés. Elle, lui, ensemble, si près l’un de l’autre. Il y a tant de temps qu’ils attendaient, il y a si longtemps qu’ils s’attendaient. Lisa raconte ses malaises, sa peur du vide, du noir, de l’orage. Elle lui raconte : ce visage qu’elle découvre en fermant les yeux les soirs d’angoisse, elle ne peut pas le décrire. Ce visage c’était le sien elle le sait, elle se souvient. Elle raconte encore et Jules écoute, il sait qu’elle lui dira, il sait qu’elle est là, tout contre lui, il la sent, elle est douce et tendre, c’est si simple d’exister ensemble. Lisa lui dit que sa mère lui a parlé de l’orage en février, qu’elle lui a parlé de Jules. Elle lui a parlé de cette nuit où ils étaient tous les deux dans leur nid de verre, à imprimer leurs existences à venir, et elle qui dormait, elle qui pleurait, qui attendait. Lisa, quand elle lui parle de sa mère, elle a le bout des doigts glacés. Jules ne l’écoute plus, il observe les doigts de Lisa, elle les promène sur son avant bras. Il fait chaud et il tremble, il tremble dans ce crépuscule moite. Crépuscule moite, ils sont beaux ces mots qui s’assemblent, il les répète, ça sonne si bien. Les doigts de Lisa comme une plume et les paroles qui s’envolent. Jules est dans le souvenir, il n’y a plus de porte étanche dans son usine à mémoire, tout est ouvert. Les plumes au bout des doigts, la musique de la voix et l’air frais, soudain, qui entre par flots, par paquets. Il ne voit rien, pas encore, mais il ressent. C’est fort, c’est le début. C’est un frisson comme deux peaux qui se touchent, les doigts poursuivent leur aventure et Jules sent la pluie qui entre dans ses veines. Une pluie chaude, riante comme il les aime.

Lisa a posé sa main, elle le serre, il a ouvert les yeux et son regard n’est plus le même, il est plus lisse, sans douleurs. Le sourire lui vient comme une délivrance, un soulagement. C’est si beau sourire avec des mots tout autour, et une histoire derrière.

Un orage en février, suite…

Ils se sont retrouvés. Une fois de plus. Il y a eu tant de contacts depuis cette nuit bissextile, tant d’effleurements. Cette main qu’on frôle par   inadvertance et le regard qui suit, au bout, regard souvenir, regard qu’on attend depuis le début. Aujourd’hui ils sont là, dans une rue inventée depuis peu par des bâtisseurs pour catalogue. C’est une rue sans souffrances, une rue pour poubelles de plastique, une rue utilitaire faite pour entrer chez soi, née par arrêté municipal, sans histoires. Une rue de papier.

Aujourd’hui, ils sont là, lui assis sur un petit muret, et elle, debout contre sa portière ouverte. Ils sont là, il fait chaud, ils ne se disent rien, trop occupés à s’observer, à s’attendre. Entre eux une lumière blanchâtre déposée par un lampadaire d’aluminium. On voit quelques papillons de nuit qui frétillent autour du globe jauni par l’incandescence. Elle ne l’a pas reconnu et lui ne donne aucun signe. Il est encore sous le coup du malaise. Il sent le picotement qui revient sur le visage, au bout des doigts, et comme un frisson qui lui glaces les reins. Il ne cherche pas à savoir, elle s’est arrêtée, elle est descendue et l’a regardé, simplement. Maintenant, elle est seule au monde et il l’a rejointe.

Au commencement, ce n’est pas Lisa. Au commencement ce n’est pas une femme, ce n’est pas cette femme. Au commencement, ce n’est encore qu’elle, c’est elle. Il se souvient, il se souvient. En fait il ne sait plus s’il se souvient, s’il est dans le souvenir de ce moment. Il est seul, il est parti, il l’a vue, il s’est dit : elle, c’est elle, il s’est dit, il l’a dit, il a dit, il dit, il ne sait plus. Il se perd dans le labyrinthe de cette conjugaison, et puis peu lui importe, il passe du peut-être au j’en suis sûr. Il ne voit pas ce qu’il devrait expliquer, ce qui serait incroyable, impossible. Il ne voit pas pourquoi il lui faudrait proposer de l’acceptable. Ce soir-là, c’est simple il était parti, lui, ailleurs et il l’avait retrouvée, elle, ici.

Il ne l’avait pas rencontrée, non pas rencontrée. Pas joli ce mot ! Rencontrer c’est un mot dans lequel on se cogne : non pas ce mot, ni retrouver non plus parce qu’il y a cet horrible suffixe re qui racle quand on le dit. Et puis il ne l’a pas retrouvée, ni rencontrée, non il n’y a aucun de ces verbes qui lui convient, ce sont des verbes pour histoires avec souvenirs, avec oublis, de ces histoires qu’on pourrait poser au creux d’un magazine pour que les autres s’en nourrissent. Non, Jules il n’a pas de verbe, il pourrait en inventer un, ou plutôt en détourner un autre comme un terroriste du verbe. Il pourrait prendre le verbe exister, il l’a déjà fait, il l’a pris ce verbe, il l’a surpris, il en fait un autre, il lui a donné une autre force. Alors il recommence, maintenant, il le dit, il le respire, Lisa, je t’existe.

Elle est bien. Lisa n’a pas bougé depuis de longues minutes. Il y a la chaleur, la chaleur du dehors, une chaleur qui sent bon la peau restée au soleil, une chaleur qui monte du sol, qui a terminé sa mission de la journée. Elle la sent qui passe, qui monte, qui s’infiltre dans quelques replis du corps avant de s’enfuir, de laisser le passage à la fraîcheur. La fraîcheur n’existe pas ce soir, c’est un espace laissé vide par une moiteur lasse de s’alourdir sur le sol. Elle est bien, il y a l’odeur de sa voiture qui a roulé toute la journée. Elle a quitté Paris en début de matinée. En ouvrant la porte c’est l’histoire de cette journée qui s’échappe. Et puis il y a la senteur de l’herbe, celle qui se repose derrière toutes les haies rectilignes, celle qui le soir venu voudrait bien qu’on cesse de l’affubler de ce nom rectiligne de pelouse.

Elle est bien, elle n’a pas regardé l’heure depuis son arrêt. Et elle le voit, si fragile, encastré dans un morceau de nuit qui finit par tomber.

Il faudrait qu’elle fasse encore quelques pas, que sa portière claque et qu’elle s’installe à ses côtés, parce qu’il attend, parce qu’elle est bien. Elle ne lui demande rien, elle sait qu’il ne pourra lui répondre. Elle se voit, elle entend le métal qui déchire la nuit. Elle est toute près de lui, il n’a pas bougé, il a les bras qui pendent le long des jambes, le torse courbé, la tête qui penche, il regarde à terre. Elle est toute près, elle le touche. Elle a eu si chaud à conduire, sa robe, si courte, si légère, lui colle à la peau, elle rêve d’une douche, de nudité, de sa peau qui frémit sous un froid qu’on attend.

Elle a pris sa main dans la sienne, sans rien dire et leurs doigts se sont mélangés. Elle a senti comme une aspiration à l’intérieur d’elle même, comme si tout l’air qui emplit les poumons s’en était allé d’un seul coup. Ce doit être cela la joie, le bonheur ou peut-être le désir. Elle ne sait pas et elle s’en moque, ce ne sont que des mots, de simples mots qu’on choisit pour la conversation. Elle n’est pas là pour s’interroger, elle n’a pas roulé une partie de la journée pour se demander à l’arrivée si ce qu’elle éprouve est du soulagement, de la satisfaction ou de la sérénité. Ce qu’elle sait c’est qu’elle hésite entre le rire et le pleurer. Tout s’accélère, les doigts semblent se reconnaître, ils se souviennent. Ça picote. Il a levé la tête et l’a jetée en arrière. Il l’a appuyée contre la barrière, son genou a bougé. Il est contre le sien maintenant, elle se sent fléchir.

  • T’es revenu ?
  • Tu m’attendais ?

Ils sont montés dans la voiture pour quitter cette rue ou plus rien de beau ne se dira, parce qu’il n’y a pas de murs pour entendre. Il faut qu’ils soient ailleurs.

  • Je te rêvais si souvent….

Un orage en février, suite…

Ils s’étaient effleurés. Imperceptiblement. Un contact éclair. Comme il s’en produit de milliers, des millions, chaque jour. Sans qu’on y prenne garde les corps se touchent, comme des objets, et ils ne réagissent pas. Ils étaient dans la même librairie, au même rayon, à la recherche du même ouvrage et leurs mains se sont effleurées. Elles ont voulu saisir le même livre. Proust. Un crépitement s’est produit, comme deux fils électriques opposés qui se touchent. Jules a cru percevoir une étincelle. Jules a levé les yeux : elle souriait.

– Je ne l’ai jamais lu, c’est le titre qui m’intrigue. Vous le connaissez. ?

Jules ne lui répond pas. Il sourit. Il sourit et l’observe. Il distingue deux marques, sur les tempes, comme les siennes. Deux petites marques de la taille d’une pièce de cinq centimes.

Aujourd’hui il se souvient de cette scène, et se la passe en boucle. C’était à l’automne dernier, il était monté à Paris pour quelques jours, pour acheter des livres. Des livres sur l’orage, sur le temps, des livres sur la transmission de pensées et tous ces phénomènes un peu curieux qui font sourire les scientifiques. Il passait plusieurs heures dans de nombreuses librairies, à fouiller, à feuilleter, à sentir les livres, tous les livres. Jules aime l’odeur des livres. Il est particulièrement fier d’être capable d’identifier une maison d’édition à l’odeur de ses livres. Il est capable de reconnaître les yeux fermés Gallimard, Grasset. Il vous explique que les uns ont une odeur un peu humide, il dit une odeur « parchemineuse », les autres une odeur glacée, fraîche plus exactement. Non seulement il hume les livres, mais il lui arrive aussi de les caresser, d’en apprécier le grain.

Ce jour là il était dans cette librairie de Saint-Germain depuis un long moment déjà, et il feuilletait des éditions assez rares de « à la recherche du temps perdu », un titre qui le fascine et le trouble, et ces passages sur la mémoire et les sens. Il a commencé par toucher la couverture, par la caresser du plat de la main et c’est au moment où il a à nouveau tendu la main pour le saisir et le porter à hauteur du visage que ses doigts sont entrés en contact avec ceux de cette femme.

Il ne l’avait pas remarqué en entrant dans la librairie occupée à chercher le livre rare, celui qui lui donnera une clé.

Quand il a levé les yeux, après le contact des doigts il a eu comme un malaise, cette impression qui navigue ente le bizarre et le merveilleux, celle d’avoir déjà vécu cette scène.

Cette femme qui le regarde de ses yeux clairs, et ces quelques secondes qui durent depuis toujours.

Un orage en février, suite…

Il s’est arrêté de marcher. Il ne sait plus d’où il vient, par où il est passé, il ne reconnaît pas le quartier. Tout à l’heure il faudra qu’il entre dans un chez soi où on se sent bien, où on est attendu. Peut-être il devrait téléphoner, dire qu’il a eu un imprévu. Il faudrait qu’il rassure quelqu’un, on a toujours quelqu’un à rassurer. Il a changé ses derniers temps, c’est toujours comme ça quand il a ses maux de têtes, il faudra qu’il lui dise. Ses rêves, son rêve, une image qui le trouble et lui qui aime. Il se fera soigner. Un jour tout redeviendra normal comme avant. Il pense à elle, cette femme faite du visage de tant d’autres, croisés, si peu, comme dans un éclair, au milieu de l’orage.

Il n’a pas sa carte de téléphone, il ne se souvient  même pas en avoir eu une. Il faudrait pourtant qu’il appelle. Pour exister. Avec d’autres.

Ce matin en montant dans le bus il était heureux, comme optimiste. Il faisait beau et il avait entendu le vent dans les feuilles, comme un soupir. Il n’avait pas mal non plus enfin pas autant que les autres fois.

Mais ce soir il sait qu’il s’est encore trompé, qu’il s’est passé quelque chose avec ou sans lui. Elle ne l’a pas reconnu, mais il n’est plus tout à fait sûr qu’il s’agissait bien d’elle, elle n’était pas comme ça ce matin, elle n’avait pas cette bouche qui tombe. Et puis ces jambes, ce n’était pas possible qu’en une seule journée elle ait pu changer comme ça. Il s’était passé quelque chose, comme à chaque fois…

Il avait la clé de toute façon, là dans la poche il pourrait la sortir quand il la voulait, l’introduire dans la serrure et entrer chez lui, comme tout le monde.

Elle est où cette clé, il l’avait bien tout à l’heure, il a dû la laisser tomber dans le gravier. Ça arrive souvent, il est si fatigué, il voudrait tellement parler à quelqu’un. Il va souffler un peu, reprendre ses esprits, puis il y retournera.

Maintenant il est loin, il ne reconnaît pas les rues. Il a pu y passer autrefois, il ne sait plus, il croit reconnaître certains passages, cette maison aux volets bleu hôpital encerclée de fleurs mal assorties. Il ne sait pas l’heure qu’il est, il pourrait regarder sa montre mais à quoi bon tout y est faux. Il est certainement plus de vingt deux heures, il le devine à la fraîcheur qui commence à se dérouler. Il y a les papillons qui s’affolent autour des globes lumineux. Il pourrait demander son chemin pour aller on ne sait où. Il attend, il sait par expérience qu’il finira par se produire un événement. Au commencement ce sera un événement quelconque et il finira par marquer le point de départ d’une peut-être nouvelle vie. Il n’a plus d’angoisses, il commence à ne plus regretter ce qui s’est passé ou ce dont il se souvient. Il marche et la nuit tombe peu à peu. Jules s’est assis sur un banc, dans un parc, il se sent mieux, il sent l’orage qui s’éloigne, son intérieur s’apaise, comme chaque fois… Les souvenirs se recouvrent de brouillard, tout doucement, une femme, cette femme, d’une nuit rêvée. Il attend, la fraîcheur l’apaise, il reprend place sa place. Un couple passe, ils se tiennent par la main, ils lui sourient. Tout à l’heure il pourra rentrer. Tout à l’heure il aura oublié. Tout à l’heure il sera dans une autre histoire, la sienne, une autre. Il sera.

Un orage en février, suite…

Il s’est trompé. Aujourd’hui, peut-être avant. Peut-être cette nuit, quand il s’est éveillé, fou de douleur et d’angoisse, quand il l’a presque prise de force.  Il était en sueur, épuisé, la tête pleine de ces histoires qu’il se fabrique pour que son malheur, sa mélancolie prennent du sens. Sa femme est une ombre sous le drap moite, il l’entend respirer, et il ne supporte pas cette vie qui sort de sa bouche, elle se moque de ses douleurs, de ses doutes. Il n’en peut plus de la savoir ailleurs, là dans ce sommeil qu’elle ne partage pas avec lui. Il sait qu’elle est avec un autre, il le sait, ou il veut, peu importe, le résultat est là.

Il aurait pu lui dire, mais il n’aurait pas trouvé les mots, et elle n’aurait rien voulu rien dire. Elle a un peu gémi quand il l’a pénétrée, un gémissement physique comme pour lui signifier qu’il n’est plus qu’une source de douleur. Elle a gardé la tête sur le côté, les lèvres un peu pincées, il n’avait éprouvé aucun plaisir si ce n’est celui de la forcer sans qu’elle ne puisse se plaindre

Il s’est peut-être trompé depuis toujours, depuis qu’il est apparu. Il est déjà dehors, il ne recule plus, il sort, il part. Il ne cherche plus à rester, parce qu’il doute, parce qu’il ne sait plus. Le hier, le ce matin, le tout à l’heure, la douleur, la peur et tous ces mélanges qui l’emplissent… Et le doute, plus fort que tout, le doute dont il ne sait plus s’il l’a quitté un seul jour. Il ne sait pas si ce qui vient de se passer a existé ou va venir. Il ne sait qu’une seule chose, c’est qu’il marche, il entend ses pas sur le gravier, le gravier de sa terrasse. Sa terrasse si blanche en été, si chaude, qu’on ne peut ouvrir complètement les yeux.

Il se souvient, ou ne sait plus. Alors il fabrique des images, elles sont si nettes, il ne peut les avoir inventées, et puis il y a ce gravier qui crisse qui produit le bruit d’une bouche pleine de cailloux. Une bouche pleine de caillou comme Démosthène, pour ne pas bégayer. Il se souvient de tout ce qu’il a lui, entendu, vu mais tout se mélange.

Il avait mal à la tête, il faisait chaud, si chaud qu’on espère la pluie. Il était entré dans le sous sol pour se mettre à l’abri, elle était là, à ranger des vieux habits. Elle en faisait des tas, par âge, et les empilait au sommet d’une étagère qui traversait tout le garage. Evidemment elle portait une jupe si courte qu’on finissait par oublier qu’elle ait pu exister. Il aimait ça. Elle ne le voyait pas et continuait ses allées et venues entre les tas et le sommet de l’étagère au ras du plafond. Pour y atteindre elle prenait un petit tabouret, mais comme elle était encore loin du sommet et qu’elle avait besoin de tasser les piles elle posait le pied droit en équilibre sur le dessus d’un vieux buffet et offrait ainsi une perspective encourageante même par une telle chaleur.

Jules se souvient de ses jambes elles étaient belles, longues, pas trop fines, comme il aimait. A simplement les regarder il devinait qu’elles étaient fraîches, surtout à l’intérieur là où la peau est si douce qu’on a le cœur qui s’accélère quand on l’effleure. Il est encore devant l’entrée et dehors contre son dos il sent la fournaise qui le pousse vers le frais qui le pousse vers elle. Elle ne l’entend pas toute concentrée sur ses allées et venues et il s’est approché d’elle sans bruit, comme un chat. Il se souvient, dehors il y a les grillons et les tondeuses et plus loin le grondement épuisé des semi-remorques qui peinent dans la montée. Lui depuis le début de l’après midi il ne sait pas que faire, il tourne et commence de multiples tâches qu’il ne parvient pas à achever, parce qu’il a chaud, qu’il a mal. Il s’est approché et sa main s’est posée sur le haut de la cuisse juste là où il sait qu’il trouvera le frais avant de remonter vers la chaleur, l’autre chaleur, celle qui fait peur chaque fois qu’on l’approche même quand ce n’est plus la première fois. Elle est en équilibre, ouverte comme un compas, elle vient d’entasser la dernière pile, il a laissé la main remonter tout doucement, effleurer le bord de la culotte juste où la couture est tendue par cette position de gymnaste. Il a senti comme un picotement au bas des reins, il a senti qu’elle ne le repoussera pas. Alors sa main est descendue, tout doucement, le long de la cuisse tendue, comme pour marquer son territoire, puis encore plus doucement presque sans contact, juste ce qu’il faut pour sentir que ça vibre elle est remontée vers les sommets vers ce carrefour des deux jambes bombées de tissu. Si peu de tissu, si peu, alors elle est passée, elle a touché, elle a caressé.

Puis elle est descendue, sans rien dire, elle s’est assise sur le buffet et l’a attiré tout contre elle entre ses jambes ouvertes. Il a peur, dehors il y a les enfants qui jouent les voisins qui peuvent entrer pour emprunter un outil. Il a peur mais il aime ça, il a plus mal à la tête, elle lui baisse le short, elle est prête comme s’il la caressait depuis des heures, il n’a pas besoin de lui enlever la culotte, il la tire simplement sur le côté et entre elle en jouissant. Elle le regarde sans déception se rajuste et retourne à ses tas d’habits en haussant les épaules. Il souffre et ne sait plus s’il l’a rêvé, s’il l’a voulu.

Jules doute. Il est mal avec ses souvenirs.

Tout est si étrange, si mélangé dans ce qui lui reste de raisons. Il cherche à retrouver le fil qui l’a conduit jusqu’à cette femme. Il souffre moins de la tête. Les images s’enchaînent. Il est au début de l’après midi, au plus fort de la chaleur. L’orage gronde, il s’approche. Il se voit. C’est une file d’attente. L’homme devant lui est anxieux. Il doit craindre l’orage ou c’est autre chose qui le rend si tendu. Jules s’impatiente, l’orage l’excite, il voudrait être au milieu des champs pour l’emmagasiner. L’homme devant lui ne cesse de se retourner en regardant sa montre. Leurs regards se croisent, la chaleur est à son apogée, la lumière a faibli, les nuages s’entrechoquent. Et soudain l’éclair. L’homme se crispe. Jules devine sa peur sur sa nuque, il se retourne brusquement, il a le regard terrorisé. Jules lui a saisi la main quand le deuxième éclair les a inondés de sa lumière blanche. Il voit dans son en dedans, il touche sa peur, elle est épaisse, la peur de l’orage, de cette femme que Jules devine derrière les yeux rougis, une femme qui s’offre au regard et Jules qui comprend, et l’autre qui pleure de l’intérieur, qui se déverse dans Jules…

L’orage s’éloigne, l’homme s’en est allé, il a retiré une petite somme d’argent au distributeur. Et Jules qui n’avance pas, il est si lourd du poids de l’autre qui est entré en lui avec toute sa douleur, avec tout le refus de cette histoire qui est en train de traverser Jules. L’homme est parti, il est loin, il n’est même plus un souvenir, le souvenir banal de celui qui était devant lui, tout à l’heure dans une simple file d’attente. Il n’existe plus. Et Jules qui souffre. Et Jules qui reste avec l’image d’une femme si belle, si belle pour un homme qui fait la queue devant un distributeur de billets. Et l’image de cette femme qui se grave dans le marbre des mémoires de Jules, une femme qu’il a serrée contre lui cette nuit, une femme à qui il a fait l’amour pour oublier, pour oublier l’autre, les autres. Et Jules qui ne sait pas, qui ne sait plus, qui sent le moite de ses mains lui faire comme une pellicule d’angoisse. Et cette femme qu’il ressent, comme un écho, il ira la rejoindre tout à l’heure, il faudra qu’il lui parle, il lui dira qu’il sait tout.

Jules ne s’est pas arrêté à la boulangerie, il veut rentrer le plus vite possible, il veut la serrer contre lui, lui parler de ses peurs.

Jules a mal à la tête.

Un orage en février, suite…

Photo de Adrienn sur Pexels.com

Jules est entré chez cette femme. Cette femme ne l’a pas embrassé. Il se dit que c’est normal, peut-être. Depuis longtemps sa femme n’aime plus l’embrasser. Depuis, il cherche, et cette femme, la sienne, elle le regarde comme un étrange.

C’est cela, il a changé, encore. Elle ne l’embrasse plus, elle ne sait pas. Tout se mélange, c’est trouble. Du trouble dans sa tête et dans celle des autres. Il sent ses doigts qui se crispent au fond de la poche.  Là, c’est grave, un peu plus que d’habitude. Elle prétend qu’elle n’est pas sa femme. Il entend les mots qu’elle échappe entre deux regards d’angoisse, dit qu’il s’est trompé, qu’il est malade et dangereux. Elle dit qu’elle va appeler. Il a un vertige, toiles d’araignées devant les yeux, il se frotte le regard, il se gratte la mémoire. Et pourtant elle n’a pas peur, il sait reconnaître la peur d’une femme, d’abord dans les yeux et puis les lèvres qui remuent, qui tremblent.

Il n’essaie pas de ne pas la croire, il cherche du vrai, du possible. Il a la clé, il a une clé, il est entré. La porte était ouverte mais il est entré.  Il la sent cette clé entre ses doigts crispés, il voudrait la lui montrer comme un trophée. La clé, une clé, il s’entend dans sa tête, des mots qui défilent et le torturent, la : article défini, une :  indéfini. Il a peur, la grammaire comme le miroir de son trouble. Et Jules voudrait lui dire, le lui dire, il n’a pas besoin de majuscule pour être défini, pour être propre. Jules, il rit, en dedans, je suis Jules, un jules, et le vertige toujours, et ses mains qui fouillent et elle qui le regarde. Il ne sait plus, il a tout perdu, une fois de plus, il cherche les définitions de lui-même. La tendresse, lui effleure le visage, elle accompagne souvent la peur, il attend Jules, il attend tout. Tout de cette femme qu’il connaît depuis l’éternité de cette fin d’après midi.

Elle lui demande de sortir, gentiment, comme un murmure de mer au loin, gentiment, il entend le mot, ses mains ne cherchent plus, sortir de chez elle, il ne comprend pas, chez elle, chez eux, ici. Il est entré, il était si bien à pousser cette porte.

Ce matin, il est parti et il a dit : « à ce soir, je prendrai le pain ». Comme d’habitude. Il le sait, il l’entend, ça fait comme un écho. Et puis il y a les toiles d’araignées devant les yeux, le regard qui se voile, le regard qui fait mal. Il n’a rien changé, il en est certain : « ce soir je prendrai le pain ». Il s’en souvient c’est une phrase qui lui fera un trou dans la tête si on la lui enlève. C’était ce matin. Ce matin d’aujourd’hui ou d’hier, ou d’ailleurs, il ne sait pas, le doute lui fait mal. Il se rappelle la pendule dans la cuisine, toujours dans le même sens. Il cherche, il a peur son regard fouille, la pendule, c’est elle qui lui dira. Il ne sait pas si elle a répondu, ou même si elle a répondu, si elle était là. Si elle était là, il redit cette phrase à voix haute, « si elle était là, si elle était là » et elle ne bouge pas, depuis, depuis, toujours ce mot pour que la tête lui fasse mal. Quand, depuis quand, il ne cherche pas, « si elle était là » il la regarde, elle n’a pas bougé.  

Il ne s’est pas retourné comme autrefois pour la regarder lui sourire derrière le rideau. Autrefois, il préfère, depuis c’est trop dur, autrefois, c’est hier et puis demain aussi, s’il coupe le mot, il le peut, il le sait, une autre fois et on sera demain et elle n’aura plus peur, celle-ci, ou une autre. Il cherche, une autre fois, son sourire rassure. Le sien, il voudrait le voir. Il s’en veut, elle ne lui souriait peut-être plus, la peur qui monte, l’angoisse. Ce matin il était parti, elle ne souriait pas. C’est cela, il le sait, il le veut, il a tant besoin de comprendre. Il a si mal, si mal à la tête, il fronce les yeux, c’est le doute qui fait des rides dans les coins.  

Ce matin il savait qu’il reviendrait, elle l’attendrait pour souper. Il apporterait le pain, il y en avait besoin pour le souper. Le pain, il l’avait oublié. C’est important le pain, très important, on n’oublie pas le pain quand on revient chez celle qu’on aime.  C’est peut-être cela, elle lui en veut, il oublie toujours, sa fête, son anniversaire, mais jamais le pain. Ce doit être cela, elle ne comprend pas ce qui a pu se passer pour qu’il revienne les mains vides. Elle est en colère. Cette femme est en colère et elle veut le punir, c’est une femme qui n’aime pas qu’on oublie le pain, il aurait dû y penser. Le pain, les femmes, elles en mangent peu mais elles n’aiment pas qu’on l’oublie.

Il est là, il est entré, il ne sait pas, c’est déjà si loin la porte qui s’ouvre. Il est posé devant elle, elle le regarde. On dirait qu’elle ne comprend pas. Elle n’est plus en colère, il voit de la lumière dans ses yeux. Elle veut savoir comment il est entré il a pensé qu’elle plaisantait, qu’elle le taquinait.

Ça sentait bon, il avait faim, il y avait comme de l’apaisement dans l’air, alors il s’est approché pour l’embrasser. Elle a reculé en poussant un petit cri. Elle n’avait même pas peur, Jules le sait.  Il a dit qu’il était fatigué, qu’il était désolé pour le pain qu’ils pourront se contenter de biscottes. C’est bon les biscottes on les croque, ça craque et on se regarde, c’est beau, c’est bon… Elle ne l’écoute pas, elle est belle à ne rien dire, et soudain ça fait comme un trou dans ce qu’il croit savoir d’elle. Il est vide, vide d’elle, sans mémoire, rien pour l’accrocher, rien pour l’exister.

Quand les autres sont arrivés il a compris ; quelque chose n’allait plus il y avait eu dérèglement quelque part. Les autres, ils étaient trois, deux ados dont un plutôt costaud et un petit morveux qui suçait son pouce. Il ne les connaissait pas, il ne les voyait même pas et se demandait pourquoi cette femme ne lui avait rien dit.

Le plus grand des trois, il l’avait vu plus jeune dans l’ombre, avait l’air très proche de cette femme. Il s’était posté devant elle comme un garde du corps et voilà qu’il le menaçait, lui donnant l’ordre de déguerpir et de laisser sa femme en paix. Sa femme, sa femme, ça claque comme une lanière de cuir, sa femme, Jules est fouetté, il a mal, si mal. Il est entré, c’était une femme, elle n’était à personne tout à l’heure, elle était dans sa tête, il s’en souvient, il le sait, il l’avait sentie, elle était dans sa vie. Jules, n’en peut plus de tous ces visages qui sont dans son rêve et qu’on lui vole quand il s’en approche. Il regarde l’autre, il le connaît, il le sait, ils se sont touchés déjà, il lui a donné un morceau de cette vie et maintenant il la veut toute pour lui. Il regarde l’autre, il le regarde et se souvient.

Ce matin un homme l’a touché, ce matin un homme lui a donné un morceau de lui, de sa vie, de son histoire, un homme, cet homme qui ne le reconnaît pas, ce matin

Ce matin il avait mal à la tête, surtout au moment de l’orage. Il avait souvent mal à la tête. Très mal, un mal dont il ne pouvait pas parler. Il était seul à en connaître l’origine. Une douleur qui l’isolait totalement des autres, une douleur qui lui faisait douter de tout. Il ne savait plus, il ne pouvait pas savoir. Cette femme, sa femme, la femme, une femme et cette douleur qui revenait. Douleur, souvenir.

Quand il était enfant elle ne le laissait que rarement en paix. Il ne se plaignait plus, personne ne comprenait, on disait qu’il était triste, qu’il n’allait pas bien, et souvent on disait, le pauvre, le pauvre dans un soupir.

Jules s’en souvient de ces soupirs, et des mains un peu moites qui s’attardent sur la tête : le pauvre, soupir, et c’est fini, sa douleur, le mystère de son regard de l’intérieur ont calmé la souffrance des autres. Il le sait, Jules qu’ils se sentent mieux à ne pas vouloir le comprendre.

Tous les docteurs l’avaient examiné ne trouvaient rien à dire. Ils l’interrogeaient : « et depuis quand tu as mal, depuis quand, depuis. Il ne savait pas, depuis quand, il ne voulait pas savoir, et puis il disait que c’était tout le temps comme ça et que ce n’était pas vraiment que cela lui faisait mal, en fait il ne savait pas ce que c’était la douleur, on lui disait, pourquoi tu fais cette tête : « tu as mal à la tête ? » Alors il s’était dit que c’était cela avoir mal à la tête.   Il essayait d’expliquer. Les sensations étaient si bizarres, si anormales qu’il ne parvenait pas à trouver de mots suffisamment précis pour décrire ce qu’il éprouvait. Il avait parfois la sensation de rétrécir, ou de se séparer en plusieurs, de sortir de lui même. Un de ces médecins avait souri à l’évocation de ce symptôme. Il avait essayé de lui expliquer que c’était désagréable, comme s’il était le témoin d’une autre histoire. Il se voyait, il s’observait, s’étonnant même de ne pas se reconnaître. Il avait parlé de l’orage aussi, de toutes ces histoires qui lui entrent dans la tête à ce moment là.

Les crises s’étaient peu à peu espacées. Il avait cru que tout irait mieux, qu’il avait enfin trouvé la sérénité. Puis sa femme avait eu une liaison. Sa femme il s’en souvient, maintenant, elle est belle, elle était, il sait plus, c’est peut-être elle, il sait plus, ce n’est pas important.  Elle le trompait depuis le début. Elle le trompait avec un de ses anciens amants. Elle le trompait avec une telle régularité, avec une telle application qu’il avait le sentiment d’être devenu l’amant Il doutait.

Les maux de têtes étaient revenus à ce moment là. Il avait découvert cette liaison par hasard et aujourd’hui il ne saurait dire comment. Il n’avait rien dit, il ne voulait pas l’entendre avouer ce qu’il savait déjà. Il ne voulait pas l’entendre nier, lui expliquer qu’il avait fabriqué toute cette histoire, comme toutes les autres. Comme celles qu’il fabriquait quand il était petit, quand il pleuvait. A cette époque c’était son père qui ne supportait plus ses délires. Il lui disait de se réveiller et de cesser ses sornettes. Mais lui il savait bien qu’il ne rêvait pas. Il savait bien que c’était les autres qui bougeaient le décor pour le tromper. Alors il se taisait de plus en plus et il laissait faire le miroir dans sa tête. Il n’avait rien dit, il était parti, il ne sait pas depuis quand, depuis encore, depuis ce mot qui l’accuse et il cherche : il était parti, ce matin, hier, il y a plus, autrefois, c’est difficile, il pleurait, il le sait, il a encore le goût des larmes. Il ne les regarde plus, il est retourné vers la porte, elle est ouverte.

Il est là sur la terrasse, la porte derrière lui. Elle le regarde s’éloigner. Il sait qu’il l’a aimée, elle ou une autre, peu importe, il a aimé. Il a aimé, il l’a aimée, une seule petite lettre entre les deux, c’est si proche. Elle ouvre de grands yeux. Elle a peur. Il le sait, il sent qu’elle a peur maintenant. Il sait reconnaître quand une femme a peur, ça fait comme un trou dans l’air. Elle ne plaisante pas, les enfants non plus, ni le plus grand qui la tient par la taille en serrant les mâchoires. Il se retourne encore, veut lui montrer la clé, lui dire encore une fois que ce n’est pas grave, qu’ils ne mangeront pas de pain ce soir. Mais il y a les autres, il ne les connaît pas, ils se sont ajoutés à l’histoire, ils ne les avaient pas prévus. Il a si mal à la tête. Il ne les connaît pas et le plus grand semble impatient de le voir s’éloigner.

Alors il s’est dit une nouvelle fois qu’il s’est peut-être trompé. Vraiment. A cause de sa tête. Il a si mal.

Un orage en février, suite…

Ce matin ils sont bien, ils parlent d’eux, normalement, sans se contorsionner dans tous les sens. Ils se racontent leur rencontre, une fois de plus, rencontre romanesque à laquelle il est difficile de croire. Un homme seul, une femme qui cherche sa route ou l’inverse, ils ne le savent plus, ils en rient. Qui des deux était le plus perdu ? Lequel a posé le premier son regard sur l’autre et le premier mot qui est sorti, quel était t’il ? Comment était-il ? C’était un mot rond, un mot qui fait la bouche jolie, un de ces mots pour que les lèvres aient un sens. Pas de ces mots rasoirs qu’on entre dans l’en dedans. Ils se souviennent, c’était un mot bonjour, avec peut-être un sourire. Peut-être, ils n’en sont pas sûrs et savent que cela changera demain certainement, ou tout à l’heure, quand cette fraîcheur du matin paisible les aura abandonnés. Ils sont bien, ils en profitent.

Ce matin, Jules a dit à Lisa qu’il savait qu’ils se retrouveraient, il lui a dit que chaque nuit il s’était approché d’elle, chaque fois un peu plus. Et parfois il la touchait.

Un orage en février, suite…

Alors ils se rapprochent l’un de l’autre. Il, elle. Doucement. Doucement ils cherchent le passage. Doucement ils cherchent à comprendre cette douleur qui les trouble lorsqu’ils s’éveillent. Cette douleur qui leur dit à l’un et à l’autre : « poursuivez, vous êtes si proches, rien ne vous éloigne oubliez, oubliez cet espace qu’on vous a imposé, continuez à être et vous naîtrez ».

Chaque nuit est une étape de plus, une étape vers la rencontre qui a toujours eu lieu, rencontre qui ne s’est jamais achevée.

Jules cherche Lisa. Lisa attend que Jules la devine. Et tous les deux ne se savent pas, ils ont du mal à déchiffrer le sens de ces images quand ils s’endorment, ces images qui forment une caresse d’air frais dans le sommeil. Parfois, il y a l’angoisse. Et si l’autre n’existait plus, si le voyage se terminait là, au début…

Jules quand il s’endort Il s’apaise. Il s’apaise enfin, il sent une présence pleine d’amours, une présence chaude et pétillante.

Lisa dans son sommeil est pleine d’impatience comme dans ses journées de poursuites.

Jules et Lisa, si loin l’un de l’autre. Quand la nuit tombe, à quelques espaces l’un de l’autre ils se trouvent, dans un sourire. Ils s’enserrent, ils s’embrassent, ils se sentent bien. Quand le jour se lève, ils ne peuvent le décrire. Ils se manquent et ne savent pas le dire. Il faudrait plus, encore plus.

Jules et Lisa, deux prénoms qui s’emmêlent, qui se répondent et les L qui leur font des ailes et Jules qui se prolongent en Lisa, doucement, tout doucement, leurs mains se touchent, plumes légères.

Un orage en février, suite…

Photo de Alexandre Bringer sur Pexels.com

Au lendemain de l’orage les médecins ont examiné Jules et Lisa. Les mères ont tout ignoré. On n’a jamais su ce qui s’était passé dans les deux couveuses. Peut-être une décharge électrique d’une intensité exceptionnelle. Quelque chose qui brûle et laisse des traces. Comme un coup de foudre

Jules est comme une batterie qu’on aurait trop chargée. Quand le docteur a posé le stéthoscope sur la poitrine nue du nouveau né, ça a fait comme une secousse.

Lisa ne parvient pas à s’éveiller, on dirait qu’elle est plongée dans un coma pour les touts petits, un coma pour prématuré. Lisa a comme un sourire aux lèvres.

Dans les journaux, on a parlé de l’orage comme d’un phénomène très rare mais somme toute scientifiquement explicable. Dans son article le journaliste prétend que ce genre d’intempéries n’est pas rare dans les régions polaires. On parle alors d’orage magnétique et tout se dérègle les objets comme les vivants. Il dit aussi de l’orage qu’il s’agit d’une des manifestations des forces naturelles des plus mystérieuses et des plus inquiétantes.

Tout a été vite oublié par les autres. Jules et Lisa ont grandi. Ils ont grandi loin l’un de l’autre, mais n’ont pas oublié. Chaque nuit au moment de s’endormir, il y a comme un écho, l’écho de l’orage qui les poursuit.

Ils ne se sont jamais retrouvés, la ville n’est pas grande pourtant. Chaque nuit au moment de s’endormir, Lisa appelle Jules et Jules ne l’entend pas. Il n’entend pas cette voix qui ne prononce aucun des mots que tous connaissent, elle l’appelle dans un cri intérieur, un cri qui dit qu’elle est seule et qu’elle a mal, si mal.  Chaque nuit Jules s’endort avec le même rêve, un rêve qu’il ne peut jamais raconter, comme si en parler avec des mots, le transformerait, l’éliminerait. Jules se tait, définitivement, il attend, il attend de poursuivre le chemin que lui indique ce rêve.

Un orage en février, suite…

Photo de Alexandre Bringer sur Pexels.com

Au lendemain de l’orage les médecins ont examiné Jules et Lisa. Les mères ont tout ignoré. On n’a jamais su ce qui s’était passé dans les deux couveuses. Peut-être une décharge électrique d’une intensité exceptionnelle. Quelque chose qui brûle et laisse des traces. Comme un coup de foudre

Jules est comme une batterie qu’on aurait trop chargée. Quand le docteur a posé le stéthoscope sur la poitrine nue du nouveau né, ça a fait comme une secousse.

Lisa ne parvient pas à s’éveiller, on dirait qu’elle est plongée dans un coma pour les touts petits, un coma pour prématuré. Lisa a comme un sourire aux lèvres.

Dans les journaux, on a parlé de l’orage comme d’un phénomène très rare mais somme toute scientifiquement explicable. Dans son article le journaliste prétend que ce genre d’intempéries n’est pas rare dans les régions polaires. On parle alors d’orage magnétique et tout se dérègle les objets comme les vivants. Il dit aussi de l’orage qu’il s’agit d’une des manifestations des forces naturelles des plus mystérieuses et des plus inquiétantes.

Tout a été vite oublié par les autres. Jules et Lisa ont grandi. Ils ont grandi loin l’un de l’autre, mais n’ont pas oublié. Chaque nuit au moment de s’endormir, il y a comme un écho, l’écho de l’orage qui les poursuit.

Ils ne se sont jamais retrouvés, la ville n’est pas grande pourtant. Chaque nuit au moment de s’endormir, Lisa appelle Jules et Jules ne l’entend pas. Il n’entend pas cette voix qui ne prononce aucun des mots que tous connaissent, elle l’appelle dans un cri intérieur, un cri qui dit qu’elle est seule et qu’elle a mal, si mal.  Chaque nuit Jules s’endort avec le même rêve, un rêve qu’il ne peut jamais raconter, comme si en parler avec des mots, le transformerait, l’éliminerait. Jules se tait, définitivement, il attend, il attend de poursuivre le chemin que lui indique ce rêve.

Un orage en février : suite…

Pour son anniversaire Lisa est seule. Elle se souvient : sa mère pose le gâteau sur la table. Ce n’est presque plus un gâteau, c’est une œuvre architecturale, un monument, une cathédrale. Rose a passé la matinée à le confectionner avec amour. Rose en a à revendre de l’amour. De l’amour pour sa Lisa, de l’amour qui déborde tant qu’elle lui en tartine des tonnes tous les jours. Elle n’attend rien d’autre en retour : un sourire, un seul, le sourire de celle qui se délecte d’avoir plongé les doigts dans la crème chantilly. Lisa n’en peut plus de ces étalages, de ces gentillesses à répétition comme si sa mère avait besoin de l’éternité pour se faire pardonner une faute de jeunesse. Lisa aurait voulu autre chose. Même aujourd’hui, son anniversaire elle l’aurait aimé sans ce stupide gâteau juste bon à faire s’extasier une première communiante. Et Rose qui voudrait tant qu’elles soient heureux ensembles. Elle le voudrait tant qu’elle s’est défoulée sur le chocolat. Le gâteau en est crépi de plusieurs couches et Lisa n’aime pas le chocolat. Elle ne l’aime plus. Lisa n’aime rien de ce que les autres s’entêtent à considérer comme des signes évidents de bonheur. Elle n’aime pas les fêtes non plus, surtout les fêtes qui sont pour elle. Elle est triste, désespérée quand les autres chantent leur bonheur construit. Elle est triste, d’une tristesse si profonde qu’elle s’exprime sans la moindre larme, c’est une tristesse sèche. Alors Rose pleure pour elle. Rose pleure pour deux.

Lisa est partie. Elle est partie sans terminer le gâteau. Le sac était prêt, Rose ne l’a pas retenue. Personne ne retient Lisa. Elle dit qu’elle écrira, elle sera plus heureuse ainsi.

Aujourd’hui Lisa a peur. L’orage lui fait comme un vide à l’intérieur. Un vide avec un cri qui l’habite, cri qui vient de loin, qui vient du passé. Lisa depuis qu’elle a quitté sa ville, elle se ride de l’en dedans, elle ne se contrôle plus. Son corps ne réagit qu’aux seules secousses d’une nature qui s’affole. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle a peur de ces déchaînements de vent, de pluie, de tonnerre.

Sa mère lui a expliqué. Sa mère ! Une ressemblance qu’on recherche derrière un sourire et puis le vide, le rien, le « j’en veux plus de cette mère chagrin, de cette mère désespoir ». Lisa a douté très jeune, elle a douté de la noirceur de ses cheveux et de sa peau si mate. Quelque chose ne va pas avec la pâleur de sa mère et la blondeur de celui qu’on lui a raconté comme son père. C’est un accident, un effet du hasard.  C’est si compliqué la génétique. Mais Lisa s’en moque des chromosomes, elle doute. Elle doute de tout depuis toujours. Et puis il y a ces rêves qui lui fabriquent d’autres histoires, les rêves d’une nuit si longue, d’une autre nuit et maman qui ne vient pas. Maman, un corps qui dort à quelques mètres de l’orage qui lui emplit la tête. Un souvenir, une incrustation quand les nuits se font plus chaudes, plus lourdes, quand l’angoisse est en suspension, dans l’air, quand on l’inspire à pleins poumons, qu’on s’en intoxique. Lisa a peur de ces nuits là. Petite, elle a peur, et elle appelle ; elle appelle maman et celle qui vient ne ressemble pas à une maman, c’est une femme qui aime et elle en pleure. C’est Rose, une maman enfant, si jeune pour souffrir, pour s’inquiéter. Elle le sait Lisa, elle le sent quand elle serre dans ses bras, elle sent le contact qui réchauffe, elle sent les larmes qu’on retient. Elle sent cet étau de l’intérieur qui presse fort, à en tirer des larmes de sel qui coulent sur les mâchoires serrées.

Alors Lisa a douté, elle n’a jamais posé de questions. Lisa n’est pas curieuse, Lisa ne veut pas savoir. Lisa sent. Quand elle sera sûre elle lui dira.

Ce soir il y a l’orage et Lisa est seule. Sa mère est loin, si loin, là-bas de l’autre côté, derrière l’horizon, cette ligne de lumière flottante qui apparaît quand on a mal aux yeux de trop les fermer. Il y a l’orage et cette femme enfant qui essaie de l’aimer.

Elle est en sueur. Son corps est lourd. Elle a du mal à l’accepter. Elle ne sait pas où poser les mains de peur qu’elles ne se collent. Ce qu’il lui faudrait, c’est un homme. Un homme, un rude, un dur, un homme qui l’ouvre, qui l’écarte, qui lui mette son sexe, là où elle est si chaude. Lisa est moite de désir et de peur. Il faut un homme qui souffle, qui gémisse, qui couvre le bruit des flammes du ciel en l’éperonnant. Elle ne peut pas sortir, elle a peur, sinon elle irait dans un de ces bars qu’elle connaît bien, un de ces bars où un regard suffit pour que les corps s’emboîtent. Elle est une habituée. Mais aujourd’hui il y a l’orage qui la rend si fragile. Aujourd’hui elle est une petite fille. Elle va appeler le voisin du deuxième. C’est une brute, un vigile aux sourcils épais comme des balais brosses. Elle a souvent recours à ses services pendant les chaleurs estivales. Elle décroche le combiné : « c’est l’orage, il faut venir, c’est l’orage, j’ai peur ». En moins de trois minutes, il est là, la porte est ouverte, il est en sueur, il vient de faire des exercices. Il aime soigner son corps, faire jouer les muscles. Lisa a peur, elle lui fait signe.  Il faut qu’il s’approche, vite. Il est assis au bord du lit. Elle ne dit rien, elle a le souffle court et déjà sa main a saisi le membre. Il est dur, rassurant, elle le tire. Il est sur elle et la pénètre avec force. On croirait qu’il poursuit ses exercices. Elle a mal dans ses entrailles. Il est trop grand, elle sent le bout de son sexe qui la frappe. Elle agrippe les fesses à pleine mains, bien musclées les fesses, tout est musclé, cet homme est un muscle, un amas de viande luisante, qui s’agite au dessus d’elle. Il grogne comme elle le veut, il couvre l’orage.

Un orage en février : suite…

Je poursuis la publication de mon roman, avec aujourd’hui un très long chapitre…

Jules est fatigué. Il y a la vie qui lui fait mal, elle est pesante. Les autres le voient, il passe. Il est une ombre qui glisse. Les regards se taisent, n’osent pas. Jules est dans la souffrance, il en est un élément. Il y a cette boule qui navigue de l’abdomen à la gorge et cette envie de pleurer quand rien n’y prépare. Jules est une erreur, une erreur sur toute la ligne.

Jules n’aurait pas besoin de vivre, ça ne sert plus à rien. C’est trop compliqué. Le temps passe et il s’enfonce. Et parfois Jules crie, Jules hurle, il est mal dans son corps qui lui pèse. Jules a rêvé Lisa, un matin. C’était un matin pluie, et il l’a rêvée. Elle, une main qui le frôle. Elle, une odeur, une odeur de peau. Jules rêve Lisa, il sait qu’elle existe. Il l’entend, c’est comme un souffle, Jules rêve, Lisa est là, elle est en vie, il faut la trouver. Il cherche et les autres ne l’aident pas. Les autres, ils ne l’existent plus. Il est effacé, aspiré, il est dans le ventre d’un trou noir. Et ce matin, il rêve, alors il veut sortir. Il veut s’en sortir, c’est Lisa qui le dit. Elle appelle. Elle est là, quelque part derrière ses yeux. Elle est là, elle attend, elle l’attend depuis toujours, depuis l’orage.

Enfant, Jules s’était inventé un don. Il voulait offrir une montre à sa mère, une montre pour sa fête, il en rêvait. Il n’avait pas d’idées sur le modèle à choisir. Il préférait les montres avec des aiguilles plutôt que ces nouvelles machines à quartz. Les aiguilles, elles bougent, elles vivent, il passe souvent de longues minutes à observer la grande aiguille de la pendule de la cuisine. Il se sent puissant quand son regard est capable de capter l’infime mouvement, l’imperceptible frémissement. Il aime ces moments un peu creux, un peu sirupeux compris entre un presque et un déjà. Il aime ces moments où il est capable de percevoir des mouvements que d’autres ignorent.

Toutes les choses bougent, tous les objets vivent, il en est persuadé. Alors il observe et attend les yeux dans un vide qu’il est le seul à remplir, et quand les autres, ceux qui sont là pour dire ce qui est bien, le surprennent dans ces attitudes prostrées, ils le semoncent, lui conseillent de se réveiller, de devenir un autre, un comme tout le monde. Un qu’on ne remarque pas. Sa mère, si belle qu’il en a peur, le secoue et lui ne dit rien, il est ailleurs. Elle ne comprend pas le plaisir qu’il peut avoir à fixer un cadran. Il voudrait pouvoir lui expliquer qu’il cherche à voir les aiguilles des heures bouger. Il la fixe à s’en faire mal au regard.

Ce qu’il voudrait par dessus tout, ce dont il rêve Jules, c’est voir la terre tourner. Il aimerait aller jusqu’à un bord, un endroit rempli d’horizon où il pourrait s’asseoir et attendre. Pour voir, pour sentir. Parfois il calcule la vitesse, il se bourre la tête de ces nombres à vertiges qui le transportent dans des zones où comprendre rime avec souffrance. Et il ne comprend pas pourquoi il ne la voit pas tourner : quarante mille kilomètres de circonférence en vingt quatre heures, ça devrait se sentir. Alors il cherche, il attend que cela vienne. Et toujours rien. Il interroge les adultes, ceux qui doivent savoir, pour rassurer, et les réponses sont pleines de vides autant qu’il est empli d’angoisses. On lui sert toujours les mêmes rengaines, la lune, le soleil, les étoiles qu’il suffit d’observer et qui ne sont jamais à la même place. Mais lui ça ne lui suffit pas, il ne veut pas comprendre, il veut voir, il veut voir le déplacement, il veut être comme au bord du manège. Il veut voir sa mère en face de lui, à droite, à gauche et puis derrière. Quand il fait du manège, il y pense tout le temps.

Un jour il y est presque parvenu. Un jour d’amour comme il en a peu connu. Un jour où sa pompe à tendresse tournait à plein régime. C’était après les cours, il était étudiant en géographie, il avait choisi cette discipline parce qu’elle étudie du vrai. Ce jour là, quand il était sorti, il avait bien senti l’inhabituelle limpidité de l’air. Et le silence, inconvenant pour une ville de milieu d’après midi, un silence d’attente, un souffle qu’on retient avant la joie, qui bientôt explosera.

C’était un soir de novembre, il était seul comme souvent. Devant lui, quand il est sorti du tram, une femme d’âge mûr. Elle pourrait être une sœur aînée, presque une mère, mais il ne veut pas y penser, il est déjà dans une autre histoire, avec elle, il est bien à la suivre, à rester dans son sillage. Elle a fait tout le voyage sur un siège en face du sien. Par deux fois leurs pieds se sont touchés, facile avec les secousses, à chaque fois il a frémi comme s’il était tombé dans ses bras. Elle est devant, à quelques centimètres, il sent son corps qui laisse comme une trace, comme une histoire. Son corps est simple, il n’est pas enluminé de toutes ces formes académiques après lesquelles toutes courent. C’est un corps qui vit, on sent le sang qui circule. Jules ne la quitte pas des yeux, il devine qu’elle a plein d’histoires, qu’elle est une histoire à elle seule, il veut en être. Elle a des cernes sous les yeux. Elle n’a pas besoin de sourire, ni de parler. Il sait qu’elle est douce, qu’elle est sereine. Il l’a suivie sans discrétion, puis s’est approché d’elle au moment où elle entrait dans son immeuble rue de la Montat.

Elle n’est pas étonnée, ni effrayée. Il le savait, elle l’attendait, elle doit être si belle à regarder dormir. Elle pourra l’aider plus que toutes les autres, toutes celles qui jouent à ne pas le vivre. Elle s’est retournée avec un sourire.

  • Vous voulez quelque chose, jeune homme ?
  • Madame, vous savez depuis toujours je voudrais ressentir comment ça fait quand on sent la terre qui tourne, je voudrais voir savoir comment ça fait et je sais que pour y parvenir il faut être deux, enfin je crois, …   Et je ne sais pas mais je sens que c’est avec vous que je vais y arriver.
  • Je ne comprends rien à ce que vous me dites !
  • Quand je vous ai vue, ça m’a fait comme un courant d’air frais et je… je sais…je sens… je suis certain que c’est avec vous que je vais y arriver.
  • Je ne comprends pas ce que vous racontez ! Suivez-moi vous m’expliquerez plus tranquillement chez moi. 

Et Jules est monté dans l’ascenseur avec cette femme. Il lui a parlé le temps d’un trajet de cinq étages, de tout, de ses mémoires de l’orage, de la vie qui lui échappe, des autres qui ne comprennent pas qu’il s’ennuie au milieu d’eux. Elle est proche de lui, la cabine de l’ascenseur est pleine d’autres odeurs. Les odeurs d’une journée entière qui a défilé de bas en haut. Leurs corps se touchent. Quand la machine a stoppé son ascension, elle a tendu la main pour pousser la porte. Lui aussi. Et leurs doigts se sont effleurés, doucement. Le temps d’un éclair, des images. Sa main s’attarde. Leurs yeux se croisent. Il est ému. Elle est seule. Sa fille est à Paris, elle a eu le temps de lui expliquer dans la traversée du couloir qui mène à son entrée. Elle est seule, son souffle s’est accéléré. Il lui a pris la tête entre les mains, tout doucement, comme pour transporter un globe de cristal, délicatement. Et ses lèvres l’ont effleurée, presque pas de contact, une promesse et le reste qui suit, leurs corps sont impatients. Elle est petite, elle a la tête contre sa poitrine. Il l’a entendue pleurer, tout doucement.

Elle parle de sa fille. Elle est si seule sa fille, si seule elle le lui dit, elle le répète. Elle lui dit aussi que sa fille est jolie, elle le répète : « ma fille elle est jolie, elle est si jolie, si jolie ». Mais elle est partie sa fille, elle est partie, là bas, elle la désigne du regard, si loin, si loin. On sent que c’est loin ce loin, là-bas, si loin là-bas dans cette ville pour les autres.

Lisa. Lisa est à Paris. A Paris, elle le dit une nouvelle fois comme pour la rapprocher. Lisa, elle aurait voulu l’aimer. Elle dit ce prénom avec de l’amour. Jules ne l’écoute plus, il boit ses paroles. Lisa qu’il entend vivre dans les larmes de cette femme.  Et ses yeux qui en disent plus. Lisa. Jules est contre elle. Timides, ils se regardent, elle veut le voir, elle a peur d’elle, du corps qu’elle ne veut plus accepter. Et lui qui l’aime, qui la caresse et ses yeux qui se ferment, les lèvres qui bougent, signe de respiration. Et la terre qui avance, qui tourne, c’est la vitesse. Il se serre contre elle. Elle est douce comme une sensation de paysage après l’orage. Et Lisa qu’on devine entre eux comme un voile.

Elle s’appelait Rose. Elle avait voulu le revoir. Jules ne comprenait pas ce qui l’attirait dans cette femme sans couleurs. Ses amis couraient après d’impossibles amours vrais.

Leur histoire aurait duré quelques mois…Ou un peu moins, ou pas du tout, peut-être le simple temps d’un trajet en bus, quelques secondes d’effleurements : il ne sait pas, elle non plus, c’était comme un temps circulaire ou les « demain je t’attends » sont des « je me souviens d’hier, la première fois ».

Jules se souvient. Il marche et il se souvient.  Elle l’attendait chaque jour, ils allaient chez elle. Elle l’écoute. Il lui parle du noir, du trou qu’il a dans la tête et elle ne lui répond que si peu, juste ce qu’il faut pour qu’il y ait de la vie entre eux. Il la touche à peine. Ce qu’il aime par dessus tout c’est que leurs doigts se frôlent. On aurait pu croire, qu’ils se cherchaient, qu’ils auraient voulu plus, qu’il ait fallu plus. Ils hésitaient. Elle lui préparait à manger et le regardait se nourrir. Elle prétextait un régime pour ses rondeurs que Jules n’observait même pas. Jules il lui disait qu’elle était bien ainsi, qu’elle était vivante partout. Il lui expliquait qu’il ne comprenait rien aux galbes, aux jambes fuselées, aux seins rebondis. C’était comme en poésie, ce qui l’attirait, c’était le relâché, ce qui sortait de l’ordinaire des décomptes de vers et il lui répétait cette phrase de Ferré : « les poètes qui ont recours à leurs doigts pour savoir s’ils ont leurs comptes de pieds ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes ». « Même chose pour les femmes, celles qui ont recours à leur balance pour savoir si elles ont leur compte de tendresse ne sont pas des femmes à aimer, ce sont des bouchères… » Elle souriait de ces gentillesses d’adolescent qui s’essaie à Rimbaud et il convenait que sa comparaison était osée sinon exagérée. Mais sil avait du plaisir à lui montrer qu’il peut exister d’autres règles que celles des magazines glacés des salles d’attente. C’était rare qu’on lui parle ainsi. Il y avait bien sa fille dont elle parlait souvent comme d’une déchirure. Sa fille, à Paris, c’est si loin. Elle l’évoque avec une larme au fond des yeux, comme une absence qui fait mal.

Sa fille elle s’appelait Lisa. Elle était partie le jour de son anniversaire, à seize ans. Elle s’en souvient comme d’un hier qui n’en finit pas de s’infiltrer dans son réservoir à chagrins. C’était un anniversaire pas comme les autres. Elle explique à Jules qui n’en revient pas d’un tel hasard. Cette fille que sa mère pleure est comme lui une fille bissextile, un anniversaire tous les quatre ans. Rose lui parle de Lisa et Lisa vit dans les yeux de Rose et Jules aime Lisa parce que Rose lui explique qu’elle l’a mise au monde une nuit d’orage. Un orage en février. Et Jules qui ne lui dit plus rien quand elle lui parle de Lisa qui a peur dès que le tonnerre gronde. Rose baisse les yeux quand il dit qu’il aime l’orage et elle disparaît dans un songe quand il évoque sa mère qui ne l’écoute jamais quand il parle de son amour des éclairs.

Sa mère, la Paulette comme disent les autres. Jules parle de Paulette à Rose, elles ne se connaissent pas. Jules se souvient des paroles de Paulette. De Paulette qui lui parle de Lisa, cette petite du même âge que lui, née le même jour, tout le monde en parlait à la maternité, on dit même qu’ils avaient dormi ensemble, si petit vous vous rendez compte. Alors quand il est triste, quand il a plein de gris dans sa tête, elle se moque, elle le taquine « va donc retrouver ta Lisa ». Mais Jules ne sait pas, ne comprend pas.

Jules baisse les yeux, c’est le dernier soir avec Rose Ce soir, il a compris, il a trouvé le chemin vers Lisa. Jules aime Lisa.

Un orage en février : suite…

Lisa quand elle s’endort, il y a comme un trou dans sa tête, un trou dans son histoire. Elle cherche. Elle a mal. C’est sa mère. Elle nourrit sa souffrance. Sa mère, comme une question, comme un doute. Elle n’y croit pas, plus, ce n’est pas elle, impossible, il n’y a rien qui l’attache, elle a perdu le fil.

L’orage l’effraie, l’orage comme une secousse dans le cerveau. Sa mère parlait de l’orage, avec des flammes dans les yeux. Et la peur lui entre dans la tête, la folie si proche, là juste derrière le regard qui se souvient. Sa mère lui a parlé de la naissance, peut-être la sienne, une nuit terrible, une nuit de février. Il y a la neige qui s’accumule, elle tombe par vagues, couches après couches. Et le silence prend toute la place. La neige comme une douceur, comme une mère qui se prépare. Et le tonnerre gronde, frappe comme une punition.

Lisa ne croit plus à cette histoire. Une histoire de cette femme qui ne joue même plus à être sa mère. Elle n’y croit plus. Elle n’a plus la force. Elle pleure.

Elle pleure et pourtant elle vient de faire l’amour. Elle aimerait trouver un autre verbe d’action pour accompagner l’amour plutôt que cet ignoble verbe faire qui se marie avec tant de compléments sans émotions, faire la vaisselle, faire le marché, faire son devoir, faire sa toilette. Faire l’amour ça abîme la tendresse, ça détruit le geste. Elle a cherché dans les dictionnaires, mais rien pour lui donner l’émotion, rien que des mots viandes qui suintent l’obscène. Copuler, s’accoupler, baiser, elle n’en veut pas, ça lui fait mal quand elle les dit, ça laisse comme un mauvais goût dans la bouche, un peu fauve, si loin du parfum de l’amour.

Elle a choisi de ne plus compromettre ce mot.  Elle le dit seul, sans artifices, sans emballages. Les autres sourient quand elle dit : « j’amoure ». Ils sourient mais ils l’aiment. Comme celui de ce soir, il est bien, il l’a aimée, et maintenant il la regarde qui pleure. C’est un beau gosse comme on en voit dans les magazines, soigneusement mal rasé et les dents blanches. Il y a cinq minutes, il était encore en elle. Pour la quatrième fois, appliqué, méthodique. On aurait cru qu’il passait un examen ou le permis de conduire. Elle avait joui, bien sûr, bruyamment et sans difficultés. Difficile de s’en priver avec un tel outil dans le bas ventre et des yeux aussi verts. Mais maintenant elle pleure Lisa.

Elle pleure, comme à chaque fois, comme à chaque orgasme. Ça lui fait comme une décharge électrique. Elle voit la même image, subliminale comme disent les publicitaires. Un bébé : il pleure, il crie, il a peur. Il est proche, elle le sent, contre sa joue, elle sent son souffle, un souffle neuf. Et puis il y a l’orage, elle l’entend, elle tremble, se recroqueville. Elle ne veut pas se retrouver seule.

La première fois elle n’y a pas attaché d’importance. Faut dire que c’était tellement bon avec l’autre, au dessus d’elle. La première fois, elle s’en souvient pour le vide que ça laisse quand on pense que c’est fini. C’était un vieux pour les yeux de son âge. Il l’avait draguée sans vergogne, sans pudeur, armé d’un cartable et de longues mains fines. Il avait proposé de monter boire un verre, sourire humide au coin des lèvres. Elle était derrière lui dans l’escalier, petite fille qui suit son bourreau d’un soir. A peine le cartable jeté au milieu du couloir, elle s’était retrouvée sur un vieux canapé de velours, les cuisses poissées de sang, les yeux pleins de larmes. Et l’autre le pantalon roulé aux chevilles, en boule, ridicule, fier de sa nouvelle victime. Il faisait lourd, si lourd, dans l’air et dans les corps. Lisa se souvient avec un frisson, un premier éclair est entré dans la pénombre de la pièce. Elle l’a d’abord vu, l’autre, elle a vu son sexe flasque et piteux, morceau de chair satisfaite, puis un visage d’enfant, comme un flash, un sursaut.

Lisa pleure. Doucement, comme souvent. Elle pleure sur sa solitude, pleure sur cette vie qu’elle ne parvient pas à apprivoiser. Sauvage, depuis toujours. On dit d’elle quand on la voit, quand elle n’est pas entre deux retards, qu’elle est une rebelle, qu’elle n’accepte rien, aucune contrainte. Plus petite, on la disait effrontée, insolente. On disait d’elle qu’elle ne tenait pas en place, qu’elle était montée sur ressorts, branchée sur cent mille volts. Aujourd’hui les quelques rides qu’elle a prises lui donnent droit à d’autres qualificatifs.

Lisa aime l’amour. Beaucoup. Le physique surtout, celui qui tord les corps, qui invente des cris d’ailleurs. Elle s’y jette comme une affamée, comme une boulimique du sexe. Elle s’y oublie et le temps d’un cocktail de jambes elle n’est plus la Lisa qui pleure le soir, si seule, si souffrante. Elle aime quand on la prend brusquement sans un mot, alors elle gémit. Elle aime qu’on lui saisisse la crinière, elle aime sentir ses amants qui s’essoufflent à la satisfaire.

Ses amants, elle ne leur parle pas, ils n’en valent pas la peine. Ce qu’elle veut, c’est leur sexe, elle le veut tout, tout de suite. Elle veut en sentir la douceur, la douceur de cette peau si fine qu’on la croirait fabriquée.

Mais ce soir, Lisa pleure, elle est seule et n’en peut plus de ces nuits avec le même rêve. Elle n’en peut plus de ces réveils, toujours les mêmes, en sueur, en peur. Elle voudrait savoir ce qui est imprimé dans sa boîte noire, ce que sa mère n’a pas eu le temps de lui dire. Elle ne se souvient que de la dernière fois, elle lui a demandé quel était son secret, le secret.

L’éclair, l’orage, la peur, elle n’en peut plus. Ce soir elle sait qu’elle doit partir, pour trouver, pour comprendre, elle partira à Saint Etienne, cette ville où les autres, où tant d’autres disent qu’ils ne veulent pas revenir. Elle va partir, elle y est née, c’était en février. Il faisait beau pour la saison, si chaud lui a dit sa mère la dernière fois. Il faut qu’elle y retourne, c’est simple, maintenant elle le sait. Elle en a besoin, il faut qu’elle explique les terreurs quand la lumière s’éteint.

Demain elle partira. Paris c’est terminé, elle ne veut plus courir, ne veut plus attendre. Elle partira demain.  C’est un futur tout simple. Le travail, elle en a plus besoin, elle a mis de l’argent de côté. Elle n’aime pas le luxe sauf pour les draps. Il faut qu’ils soient en soie, surtout quand on lui « fait l’amour », quand on l’aime.

Elle partira pour ne plus être seule. Elle sait qu’elle trouvera, qu’elle le trouvera. Il y sera, il existera quelque part à attendre qu’elle revienne. Elle le sait, il y a quelque part, ailleurs, quelqu’un qui l’aimera, qui ne pourra que l’aimer. Sa mère est là-bas. Elle ne l’a pas revue depuis si longtemps.  Elle s’est habituée à son absence, mais ne s’est jamais résigné à son manque d’existence. Il y a un déficit de vie qu’elle doit combler pour comprendre. Elle se souvient de rares moments de tendresse, une main dans les cheveux, comme un peigne si doux. Elle est contre une fenêtre. Tout est humide, le carreau est froid, dehors une pluie fine qui ne cesse plus. Sa mère est derrière, elle sent son souffle contre sa nuque. Elles attendent, toutes les deux. C’est un mois de novembre parmi les pires dont elle se souvienne, elles attendent et ne savent plus ce qu’elles espèrent derrière la vitre. Le temps s’enfuit. Elles l’entendent, derrière elles, accroché au mur du salon sur une vieille pendule d’héritage. Elle a la tête contre le ventre de sa mère. Un ventre un peu bombé, comme une invitation aux caresses. Ce soir elle pleure, mais elle sent le chaud, derrière elle, vers le cou là où la peau est si fine. C’est comme un baiser. Elle voudrait tant comprendre.

Un orage en février, suite…

Et à chaque fois il faut recommencer, Jules le sait.  Il faut repartir de zéro en serrant les dents, accepter que rien ne fonctionne comme il le voudrait.

Jules est seul et il ne comprend pas.

Jules interroge le monde. Et le monde ne répond pas. Le monde a oublié Jules. Les autres continuent de vivre. Jules observe autour de lui les autres, le monde.  Il s’interroge, il interroge. Le monde a changé. Ce n’est déjà plus une question. Jules est englouti : que s’est-il passé ?  Tout ne va pas à la même vitesse : les questions que l’on pose, les réponses que l’on attend. Jules comprend : les autres passent et pensent et lui reste, là, tout petit, grain de sable. L’orage est passé, il s’éloigne. Jules est immobile, les bras qui pendent au bord du corps, la tête emplie de toutes ces histoires qui ont traversé.

Jules se souvient de son maître d’école qui expliquait l’immensité de l’univers. C’était fascinant : il comparait la terre à un grain de sable. Il précisait même : « un petit grain de sable » … Le soleil était une orange. Une orange qu’il sortait du fond de son cartable. Elle était lumineuse. C’est peut-être cela qui l’éblouissait le plus, l’orange brillait. Lui ne mangeait que des oranges fripées, la peau ternie par des séjours prolongés dans la cuisine surchauffée.

Jules n’est plus le même, il est autre. Jules est dans le monde qui l’absorbe, qui le digère et lui ne peut rien. Il se tait et continue. Jules est dans le monde qui l’entoure. Il est dedans et il attend. Il attend les prochains orages. Jules aime l’orage. Personne ne comprend et à chaque colère du ciel il est puni d’être bien, d’être heureux. Alors le monde des autres le gomme, l’efface. C’est fini, il n’existe pas, pas de traces, pas d’histoires. Les autres le voient comme un détail. Un infime détail.

Jules se souvient. Il sentait les secondes pénétrer en lui, elles se répandaient, fourmis qui ont découvert le passage. Il les sentait, les voyait, les entendait. Elles débutaient leur vie dans un monde mécanique puis disparaissaient, sautaient du cadran, s’échappaient et le pénétraient comme de petites vrilles. Il leur en voulait de le faire tant souffrir. Il leur en voulait de s’additionner, de s’agglutiner par grappes charnues. Il aurait voulu qu’elles soient légères mais elles étaient pesantes, oppressantes, elles occupaient tout son temps.

Parfois il passait de longues minutes à les observer, à les interroger. Il tentait de saisir l’instant où elles se matérialisent, cet instant si bref, cet instant sublime qui se situe entre le passé et le futur. Il essayait de les vivre entièrement, l’une après l’autre. Il aurait voulu éprouver la sensation du temps qui passe, qui coule mais n’y parvenait pas. Il aurait voulu apprivoiser cet espace qui doit bien exister quelque part entre deux unités. Il n’admettait pas d’être impuissant et de ne pas maîtriser la course folle, la course en avant.

C’était un demi-soir où il attendait. C’était un de ces moments qu’on ne peut définir, qui hésite, entre bleu et noir, instant fragile où tout peut basculer avec un simple sourire. Il attendait. Attendre, il savait. Il ne savait faire que cela, attendre. Il n’attendait rien ou si peu, qu’il ne se souvenait plus quand il avait commencé. Il attendait mécaniquement, dans l’espoir qu’il se passe quelque chose, dans l’espoir qu’il participe au voyage.

Pour tuer le temps il le regardait passer. Il aimait ces moments de rien où il parvenait à percevoir son existence. Il comparait le trajet de sa trotteuse avec celui qu’effectuait celle de la pendule en formica. Une pendule de cuisine, un peu bleue, en plein centre du mur le plus vide. Une pendule à la géométrie arrondie pour faire moderne ou sport. Quand il avait commencé, elles en étaient au même point, sur le six. Il les suivait du regard, comme deux coureurs à la cadence réglée. Tout avait bien commencé. Les premiers tours se déroulaient sans problèmes. C’est à partir du dixième tour que la trotteuse de sa montre pourtant plus fine, plus légère, plus suisse en fait, montra les premiers signes de fatigue. Jusqu’au six tout allait bien, elle déroulait parfaitement sa foulée. C’est dans la remontée vers le douze qu’elle a commencé à perdre un peu de terrain. Oh, pas grand chose ! La pendule en formica était en tête d’une toute petite seconde. Le plus inquiétant c’est que malgré la descente elle n’a jamais pu combler son retard et au bout d’une heure la pendule annonçait fièrement 19 h 02 tandis que sa montre n’en était qu’à 19 h 00. Elle s’était laissé distancer de deux minutes : énorme sur un tel parcours qu’elle connaissait parfaitement. Un parcours qu’elle avait déjà accompli des milliers de fois. Il y avait certainement un problème.

La pendule en formica ne pouvait être digne de confiance, elle avait toujours fait preuve de fantaisie. C’était une pendule de cuisine après tout ! Elle était faite pour annoncer les repas, elle était destinée à rythmer les déglutitions de soupes chaudes. Elle ne pouvait s’habituer à attendre. Le silence ne lui convenait pas, et elle accélérait sûrement à l’approche des premiers sons de fourchettes.

C’était une pendule qui avait appartenu à sa famille. Elle était l’objet qui lui rappelait le plus sa mère. Aujourd’hui il l’observait d’un air menaçant. Il avait commencé par la secouer. Un geste machinal, un besoin kinesthésique, c’est ce que lui aurait expliqué un psychologue. Il avait ce besoin constant de toucher, de palper, de tâter. Quand il devait acheter une voiture, qu’elle soit neuve ou d’occasion, il ne pouvait s’empêcher d’en frapper violemment les pneus à grands coups de pieds. Ridicule. Ridicule mais indispensable. Il fallait bien que les objets comprennent qu’il était le maître, le seul, l’unique.

Il remplacerait cette antiquité et achèterait une pendule au mécanisme plus fiable. Il en avait repéré une sur un catalogue, elle était d’une telle précision que l’annonce prétendait qu’elle était réglée pour plus d’un million d’années. Plus d’un million d’années, il se sentirait enfin en sécurité absolue grâce à un tel objet. Il la commanderait et renouvellerait l’expérience : si sa montre persistait à prendre du retard dans les côtes, alors les Suisses l’entendront !

Un orage en février, suite…

Lisa est en retard. Trente ans que cela dure. Prévue pour la fin janvier elle est arrivée à la mi-février. Tous s’en souviennent, à cause de l’orage exceptionnel à cette période de l’année. Sa mère le lui a tellement raconté. Quand elle ferme les yeux elle croit voir les éclairs à travers les vitres de la maternité. Rose se lève, elle a peur, elle appelle parce que son bébé n’est pas là. On le lui a pris tout à l’heure il est dans la nurserie avec tous les autres.

Aujourd’hui comme tous les jours Lisa court pour attraper le bus. Le PC comme on dit dans le quartier et dans le tout Paris du transport, la petite ceinture. Elle le prend porte de Brancion. Il est bondé.  Elle ne regarde même plus sa montre, elle attend. Elle attend que le retard augmente. Elle sait que porte de Saint-Cloud son compte sera à découvert de quelques minutes supplémentaires. Ces minutes qui s’empilent chaque jour, elle ne les compte plus. Elles s’accumulent par petits paquets. Au début elle n’y prêtait pas garde. Ce n’était rien, rien que du temps qui passe un peu vite.

Désormais quand elle rentre le soir, qu’elle éclaire le petit couloir sombre, son premier geste est de s’approcher du miroir. Elle observe, elle se scrute. Il y a quelques années, quand les paquets de minutes accumulés dans les bus de banlieues étaient encore de taille raisonnable elle n’hésitait pas à s’avancer vers son reflet, jusqu’à l’effleurer. Aujourd’hui elle s’éloigne, elle ne veut pas voir les marques de ce temps qui bousculent le visage.

Elle est si fatiguée de cette course qu’elle n’en finit plus de perdre. Chaque matin elle se dit qu’aujourd’hui sera meilleur et puis tout recommence, comme avant, comme au début.

Elle a tout essayé, elle s’est soignée, est même allée voir un psychanalyste. Il n’a pas compris ce qu’elle racontait. Elle lui disait sa peur du noir de la nuit, de l’orage et lui parlait d’une mère, d’une autre mère qu’elle aurait voulu avoir. Elle lui avait parlé de sa naissance qu’on lui avait tant racontée. Il ne l’écoutait plus, il comptait. Elle avait perdu quinze jours. Il fallait qu’elle les rattrape, pour que sa mère lui pardonne cette souffrance supplémentaire. Elle se souvient, sa mère qui la presse, qui lui demande de se dépêcher, tous les jours, comme une obsession : « tu vas encore être en retard ! » Comme toujours.

Mais elle, elle veut prendre le temps, elle veut prendre le temps de déguster, de saliver. Le temps, elle aime quand il bat en elle comme un autre cœur, elle aime quand il est bien au chaud au fond de son corps. Elle veut rester là les yeux fermés à se dire que c’est ça la vie, que chaque jour est un merci. On explose d’un bonheur tout simple, on est vivant on est là au milieu des autres. Les autres qui ont un cœur qui bat. Lisa aime la bataille qu’elle livre contre le temps. Elle sait qu’elle va perdre. Il l’aura par surprise, lui laissera croire jusqu’au dernier moment que la victoire est proche pour mieux l’achever au dernier moment. Et quand elle sera prête, presque en avance, il deviendra ce cruel ennemi qui vous fabrique de l’imprévu parfois, du stress le plus souvent.

Elle est prête à sept heures quinze, mais au dernier moment elle est saisie d’une angoisse, un réflexe qui l’invite à retourner en arrière, vérifier si elle n’a rien oublié.

Elle fait le tour des pièces, se coiffe, se casse un ongle, file un bas. Il est sept heures trente. Tout est allé si vite, ce petit quart d’heure vient de lui échapper il s’est consommé tout seul, à son insu, en traître. Elle ne remportera jamais la victoire. Il restera toujours un objet, un de ces fichus objets qui la narguera au dernier moment et lui dira : « regarde-moi bien Lisa, regarde où je suis, tu ne t’y attendais pas, je sais que tu m’imaginais ailleurs, certainement dans un autre alignement, tu vois j’ai bougé et je sais que tu ne pourras pas supporter ».

Tout pourrait être simple s’il n’y avait ces objets. Elle les soupçonne d’être vivants, en cachette quand elle n’est plus là…

Et tous les matins la même histoire se répète, les quinze minutes d’avance fondent comme neige au soleil. Elle va devoir courir, comme une désespérée. Et Chronos se déchaîne, sort le grand jeu : les clés qu’elle va chercher, l’ascenseur coincé par les garnements du septième, la petite vieille au cabas qui obstrue la porte d’entrée, le passant qui lui réclame l’heure. L’heure bien sûr, l’heure qui passe et elle qui reste là le bras en l’air à chercher cette montre qu’elle n’a pas mise.

Alors, elle court, en dedans comme au dehors, elle court, elle a peur et elle pleure. Elle sait qu’elle n’aura pas le temps, plus le temps, que tout est fini depuis le jour où sa mère lui a dit pour la première fois de se dépêcher. Elle sait qu’un jour viendra où elle sera complètement avalée, digéré, tout ira si vite qu’elle ne pourra que se laisser saisir et emporter de l’autre côté sur cette autre rive où les objets vous laissent en paix et se contentent de vivre dans la plus sereine des inactivités.

Aujourd’hui elle a franchi le pas, elle sait que demain elle ne portera plus de montre. C’est inutile, elle a compris. Elle a compris que les aiguilles ne connaissent aucune limitation dès lors qu’elles ont décidé de l’essouffler. Soixante secondes par minutes disent les mathématiques, mais elle sait bien qu’il leur arrive parfois de dépasser le cent vingt, voire de frôler le cent cinquante. Elle le sait bien mais ne s’en confie à personne : qui la croirait ? Alors elle a décidé d’abandonner ces engins qui ne lui apportent que des angoisses. Elle ne se fiera qu’à son instinct, ses habitudes, elle cherchera ses repères, et si elle ne les trouve pas elle accélèrera. Comme ça elle vaincra, elle surprendra tout le monde et le soir quand elle retrouvera ses objets ils auront la surprise de constater qu’elle est à l’heure et peut-être ils ne se déplaceront plus.

Mais Lisa n’a pas prévu l’infernale conspiration des cadrans. A quartz, à balancier, mécaniques, solaires, électronique, à chaque regard qu’elle porte autour d’elle elle comprend que sa montre n’est pas seule coupable. Tout ce qui peut mesurer le défilement du temps suit la même symphonie.

Un orage en février, suite…

Et Jules doute. Il doute de tout, du réel qui l’entoure, des autres qui passent. Et cette question qui lui revient, comme un refrain, cette question que posait son professeur de philosophie au commencement de chaque cours : « et si nous n’étions que le rêve d’un papillon ». Un papillon, comme un songe, furtif, qui passe devant les yeux. Et si c’était vrai, si tout tenait dans le rêve d’un cerveau de la dimension d’une tête d’épingle. Tout lui paraît incongru, posé là sans raisons évidentes, il cherche le vrai, ce dont il ne pourra jamais douter. Il y a le soleil qui se lève, ça fait comme un début à cette histoire, à l’histoire, au rêve…Et toujours le papillon derrière chaque certitude. Jules doute : il n’y rien, rien dont il ne puisse avoir la preuve, rien à qui il puisse dire : « regarde-moi chose, objet, regarde-moi vivant et existe moi… »

La preuve, quelle preuve ont dit les autres ? Les autres : des vivants qu’il rencontre chaque jour, qu’il voit, qu’il retient pour le lendemain, pour toutes les prochaines fois où ils lui diront : « ça va Jules, ça va depuis hier, depuis tout à l’heure, depuis toujours ». Et Jules qui ne les croit pas parce qu’il doute, parce qu’il cherche comment c’est fait le vrai, parce qu’il est persuadé que chaque nuit il y a des mondes qui se fabriquent, d’autres mondes avec d’autres Jules qui cherchent, qui attendent, qui doutent.

Il en est sûr parce qu’il le fait lui-même, chaque nuit. Il sait que ces mondes existent quelque part, ailleurs, entre ses rêves et ceux d’un papillon. Alors il se dit qu’il n’y a pas de raisons de croire l’un plus que l’autre. Quand Jules rêve à cette femme qu’il aime, il dit qu’il rêve mais il sait que cette femme existe, qu’elle est dans un vivant ailleurs, il sait qu’elle n’est pas plus fabriquée que lui. C’est peut-être elle qui rêve, elle qui l’existe, elle est peut-être le papillon qui passe devant les yeux, et qui pose un songe comme une goutte de miel au creux de son histoire.

Tout est si compliqué quand on ferme les yeux, il y a les lumières, en boule, qui roulent de droite à gauche, et qui changent de direction quand on s’appuie sur les tempes. Tout est si compliqué et on parle si peu. Le « j’ai bien dormi » n’existe pas dans le langage de Jules, il ne sait quand il a dormi, il ne sait qui a dormi.

Il a mal à la tête de se poser des questions qui se cognent au mur de ce qu’il croit être son ignorance. Il doute Jules, il doute de tout et même de ses doutes, il veut bien croire au possible, se dire que le vrai est tout près, là, et qu’il n’y a rien à dire, pas de questions, des certitudes, c’est tout. Ce serait bien, si c’était ainsi, tout droit avec personne en travers, le temps qui coule comme un fil qui se déroule.

Le temps :  chaque fois qu’il dit ce mot Jules hésite, c’est si complexe un mot comme celui-ci, un mot qui va avec les nuages, le soleil, les pendules, un mot qui accompagne la pluie et les rides, un mot qui ne va jamais seul, toujours à s’adjoindre des adjectifs météorologiques, toujours à accompagner des verbes pour vieillir, des verbes pour mourir. Jules est persuadé que ce n’est pas un hasard que le mot soit le même pour désigner la vie qui fait mal quand elle passe et le ciel qui s’agite chaque matin. Lui, il sait que le temps, quand il est à l’orage, quand il est mauvais ça lui trouble son temps à vieillir, son temps machine à fabriquer des secondes pour ajouter à sa série. Il sait, mais il ne peut pas expliquer et encore moins comprendre.

Alors il ne dit rien Jules. Et il fait des choses que personne ne pourrait comprendre parce qu’elles semblent inutiles, les autres ils aiment quand c’est rentable, quand on peut raconter aux autres ce qu’on a vu, entendu et compris.

Parfois Jules il regarde les autres qui dorment. Et il aime ça Jules les autres qui dorment, surtout quand il s’agit d’une fille. Quand il trouve une fille, quand elle accepte parfois d’aller dans un lit avec lui, il attend le moment où il la verra dormir. Il est persuadé qu’alors il se passera quelque chose, qu’il n’en sera pas exclu. Il en a passé des mi- nuits à observer, à attendre le sommeil de quelques belles, jusqu’à espérer qu’il se passe quelque chose, un malaise, un questionnement. Parfois ça marche, mais souvent rien, comme une bête à contempler, étendue de chair, inerte, à peine soulevée d’une inspiration.

Une nuit, c’était en Juillet, il a vu. Elle n’était pas belle comme les autres, elle n’était pas celle dont les chasseurs de femme aiment à se vanter, elle n’était pas celle qu’on couche sur papier glacé pour montrer aux légionnaires de passage. Elle n’était pas belle, elle était autre, il n’y avait rien à dire de son corps, de cette enveloppe à laquelle on passe tant d’énergie, c’était un corps en attente d’amour. Elle était de celle qu’on ne drague pas parce que ce mot est mécanique, qu’il ressemble trop à racler, elle était de celle avec qui on vit dès qu’on la rencontre. Une histoire, une force, une beauté qui ne perd pas de temps à utiliser de mots.

Il l’avait rencontrée sortant d’une pharmacie, les larmes aux yeux. Leurs regards s’étaient arrêtés, avaient abandonné les nuisances environnantes. Elle pleurait, il le voyait, il savait déjà et elle l’écoutait lui dire qu’elle était triste et qu’elle ne s’en cacherait pas. Il faisait lourd, elle était triste.

Elle était triste, il ne saurait jamais pourquoi, c’était une histoire de l’ailleurs, en dehors d’eux et il l’aimait déjà avec sa douleur. Il lui avait effleuré la joue du revers de la main, comme pour sécher ses larmes, elle avait penché la tête dans un geste de merci. Il lui avait proposé un verre, une menthe fraîche, bleue pour que ça frissonne dans le corps. Il lui avait parlé de cette journée qui s’étouffait dans une fin d’après-midi ridicule, lui avait dit qu’aujourd’hui était effaçable jusqu’à cet instant où il l’avait vue, comme une tâche de vrai sur le convenu de l’été.

Il en avait marre de cette journée, du soleil de la ville où tous sourient béatement parce qu’il paraît que ça sent les vacances. Il en avait marre de ces hommes de l’été qui étirent les jambes sur les terrasses, lunettes sur le front pour croire que tout va bien, que demain ils auront du sable au fond des espadrilles et de la crème solaire agglutinée entre les orteils. Lui il s’en fout, il veut qu’il se passe autre chose qu’une accumulation stupide de vivants volés au rêve.

Quand il l’a vue, il a su qu’il lui faudrait douter, elle sortait, tâche de gris avec des larmes au milieu du multicolore des estivants sédentaires. Elle boit sa menthe en reniflant et n’a encore rien dit. Elle est heureuse. Il lui dit, et voudrait qu’elle ne réponde jamais, qu’elle laisse faire ses yeux. Plusieurs fois leurs doigts se sont touchés, puis leurs jambes sous la table. Les autres sont étirés, pâtures solaires, eux sont à l’ombre, à l’intérieur dans un bar à l’automne éternel, ils se sont regroupés, rassemblés autour du rien, autour d’un bonheur si simple. Doucement il lui dit qu’il a envie de la tenir dans ses bras, de la serrer, de l’embrasser, de l’aimer, ce soir, cette nuit, demain, toujours, jamais, nul ne sait. Elle ne s’étonne pas, leurs effleurements sont plus insistants.

Seuls au monde, autour d’eux comme une bulle, comme une gangue de froid. Ils sont bien, un bonheur facile, il la prend par la taille, elle est petite. Elle pose sa tête contre son épaule, la chaleur les oublie et les autres aussi.

Ils vont chez lui. Elle le regarde ouvrir une bouteille de vin blanc, désespéré dans chacun de ses gestes, comme s’il cherchait à retenir des larmes. Elle le lui dit : « on dirait que tu vas pleurer, qu’est ce qui te rend si triste ? »

La bouteille est ouverte, le vin est bon, il est fruité, c’est un vin qui réjouit. Elle sourit. Il lui explique, sa vie, le doute, il lui dit qu’il hésite, les larmes, la joie, c’est si proche. Il ne sait pas ce qu’il vaut mieux. Il est bien dans les deux, il a la gorge qui se serre. La joie ou la douleur ça améliore l’ordinaire du visage.

Il lui dit qu’il l’a trouvée belle, tout à l’heure, belle à pleurer, sortant de ce lieu où l’on répare les souffrances. Il ne lui demande rien, il ne veut rien savoir.

Elle ne veut pas mentir à toutes ses presque questions, et elle se lève, boit une demi-goulée. Elle est debout, là, tout contre lui, il sent toute cette vie dans son corps comme un bouquet de palpitations. Il l’écoute vivre, il l’aime déjà et le lui dit, elle lui caresse la nuque, il pleure, c’est bien, c’est bon. Il a envie d’elle, le lui dit presque discrètement, déçu d’être obligé de passer par des mots, déçu que ça se fasse comme ça, qu’il n’ait pas réussi à émettre quelque chose de nouveau, de neuf pour qu’elle le suive, qu’elle l’aime si fort.

Elle est immobile.  Il lui caresse les paupières, les joues, le creux des épaules. Il cherche tous ces lieux que les autres oublient, négligent. Elle frémit, elle veut qu’il entre en elle, elle a envie de lui, le lui dit très fort. Il l’entend, et s’entend lui répondre qu’elle est belle. Elle sourit à pleines dents pour lui montrer qu’elle a compris qu’il est un autre, qu’il ne fera jamais rien normalement. Ils font l’amour plusieurs fois. Elle s’endort. Elle s’endort et Jules est là pour la regarder pour saisir le magnifique moment où elle entre dans ce mystère qu’il ne comprend pas.

Jules est triste, comme souvent, après de l’amour, comme souvent après de la vie à deux, à plusieurs, avec des sourires, avec des corps et des caresses sur les peaux qui se touchent et se parlent. Il dit qu’il est triste parce que c’est le mot qui lui vient, parce que c’est le mot qu’on propose pour définir l’état dans lequel il se trouve, là, maintenant.

Alors Jules, se dit que c’est le mot qui va le mieux, triste ça va bien avec « gorge nouée », avec « regard vide et gris », il le prend en enduit toutes ses paroles et ses regards aussi. Les deux doivent aller ensemble…

Un orage en février, suite…

Jules se souvient de tous ces lendemains qu’il attendait, avec l’espoir qu’ils signifient autre chose qu’un jour qui commence. Il se souvient de toutes ces femmes qui l’ont quitté sans l’avoir accepté, sans avoir compris ce qui pourrait les retenir. Toutes ces femmes qui ne comprennent pas l’orage, qui se ferment aux premiers grondements et lui qui s’ouvre, qui attend que le premier éclair frappe.

Aujourd’hui il n’a pas de mémoire, il a bien plus, il a Lisa. Elle est là quelque part, il ne se souvient pas mais sait qu’elle existe. Elle est derrière un de ces murs auxquels il se heurte toutes les nuits quand il cherche le passage.

Lisa, elle n’existe pas, elle est une ombre qui attend que son soleil la rappelle. Lisa comme une ombre de midi, quand il fait si chaud qu’on économise le moindre geste, pour faire des réserves quand le soleil nous laisse enfin en paix.

C’est avec elle que tout a commencé. C’est avec elle qu’il a connu son premier orage. Il a un fragment d’elle au fond de lui. Il le lui a pris il y a longtemps. Il se souvient, quand il s’endort, quand le temps est lourd, quand les corps sont moites, elle est là, il l’entend, elle s’approche. Ça fait comme une pluie légère, une pluie timide qui hésite à fabriquer de la flaque. Il ferme les yeux et le noir de derrière est adouci par les couleurs qui entrent, des couleurs qui le caressent, qui lui disent de s’endormir. Quand il s’assoupit, quand il a enfin trouvé le passage, qu’il sait être arrivé au pied du dernier mur, il entend le bruit de cette mécanique, une machine qui rugit, une voix d’homme qui s’éloigne.

Et puis quand il s’enfonce encore plus profond, dans le sommeil, c’est une voix frêle, douce comme une litanie qui lui caresse les tempes. C’est une voix qui tremble, qui pleure, qui appelle.

Jules en a marre de ces épuisants voyages nocturnes. Ils se terminent toujours au même endroit, c’est un lieu gris, il le sait, il le sent, mais le matin c’est fini, il n’y a plus rien, il est seul. Il faudrait qu’il en parle, il faudrait qu’il raconte, qu’on lui tienne la main un soir d’orage. Il faudrait que tout cela cesse, il faudrait qu’il puisse vivre comme les autres.

Jules est comme dans un rêve. Il y a tout à l’heure, ce qui s’est passé, il se souvient. Et Jules doute. Et là, il est seul à se poser les mêmes questions, celles de l’existence, celles du vrai auquel on croit si fort parce que les autres en font partie. Mais Jules il doute de plus en plus. Depuis qu’il est né il y a ces moments où rien ne fonctionne. Il doute, il ne sait pas si c’est lui qui est déréglé ou si c’est les autres. Il a cette sensation très pénible de vivre une autre histoire de la regarder de l’extérieur avec les yeux d’un témoin.

Il est un zappé, il est un écran sur lequel les autres, font défiler une suite d’histoires qui ne le concernent pas. Il passe de l’un à l’autre et quand on le rejette lorsqu’il comprend qu’il est un inconnu il ne se met plus en colère et n’est même plus surpris. Il a fini par s’habituer, par se dire que la vie c’est ça, ce zapping, ce passage d’un monde à l’autre. Il est comme un acteur qui passe d’un personnage à l’autre. A chaque fois il se sent bien, c’est nouveau, le regard des autres lui permet d’exister au moins pour un court instant. Et puis il faut passer à autre chose, un autre rôle.

Il se dit aussi que l’existence c’est peut-être mieux ainsi, une addition, une accumulation hétéroclite de petits bouts, de tranches de vie. Sa seule erreur est de s’attacher de trop vouloir en profiter, jusqu’au bout même quand le rideau est baissé.

Un orage en février, suite…

Jules aimait l’orage. Quand les premiers éclairs embrasaient le ciel, il sortait et attendait. Les premières gouttes étaient les meilleures. Chaudes, garnies d’odeurs, quand elles le touchaient, il frémissait.

Aux premiers grondements de tonnerre, il frissonnait. Il ne savait plus où donner des sens. Il aurait voulu s’inventer une partie du corps qui puisse voir, sentir, entendre et toucher. Tout en même temps. Il aurait voulu être le prolongement de cette terre qui le soutenait. Et rester nu, sous la pluie battante, sentir l’eau du ciel contre sa peau, en voyage vers le sol.

Mais il ne fallait pas, il y avait les autres. Il y avait la peur. Il y avait ceux de derrière les carreaux. Ils ne supportaient l’eau que lorsqu’elle circule dans des tuyaux, qu’elle se mélange aux savons aux odeurs inventées. Ils l’auraient cru fou, définitivement.

Ce soir Jules se souvient de tous ces soirs d’été. Sa mère, Paulette, la Paulette comme l’appelait les voisins, qui hurlait quand il s’échappait. Elle ne l’entendait pas expliquer qu’il aimait quand les nuages roulent, qu’ils se rencontrent, se heurtent à pleine vitesse.

Il se souvient de l’herbe. Il s’y roulait, juste avant la pluie, quand elle attend, quand elle s’apprête à recevoir des armées de gouttes. C’était une herbe coupante, recroquevillée, comme un tapis avant le combat. Il se couchait et fermait les yeux. Alors « son père » le ramenait à la maison. Sans gifles, ni remontrances, pire que cela, avec le regard désabusé de celui qui n’y peut rien, qui ne peut pas se battre et qui ne dit rien. « Son père », Jules essaie une fois de plus de prononcer ce mot : père, et rien qui ne se passe. Il essaie autre chose, son père, mon père, toujours rien, un mot sans chair, un mot sans rien, un mot mort pour les autres, pour ceux qui parleront de lui, un jour, comme de celui qui était sans père. Il y avait bien cet homme qui soupirait quand leurs regards se croisaient, cet homme qui ne le détestait pas, cet homme qui ne l’ignorait pas, mais qui ne le comprenait pas. Il n’avait pas de père, il n’en avait un que le temps d’un éclair, le temps d’un orage, un père pour le lancer dans cette vie qui ne voulait pas de lui.

Jules est seul. Quand il est seul, il ne fait rien d’autre que se souvenir et attendre. Il se souvient des autres, toujours en avance, il se souvient des reproches de ses maîtres. La lenteur est un désastre dans un monde où il faut toujours avoir fini pour espérer autre chose. Aussi loin qu’il se souvienne, Jules aime s’attarder sur le début. Il aime quand tout commence, il aime les préparatifs, les avant projets. Dès qu’il entre en action il est saisi de nostalgie. La peur de finir, la peur d’être au bout, de ne plus rien commencer.

Les autres, Jules pense qu’ils ont peur, peur de rater, ils se pressent d’aller voir ailleurs. Jules ne veut pas s’éloigner. Il veut prendre le temps. Il veut savourer le merveilleux instant où tout est comme ces premières gouttes de pluie qui vont à la rencontre du sol d’été. Après, quand tout est trempé, quand tout est devenu une bouillie indéfinissable il n’éprouve que lassitude ou angoisse.

Quand il était enfant, le médecin blâmait sa mère : « il ne se développe pas assez rapidement, il est en retard pour son âge ! ». Ces reproches loin de l’effrayer ou de le vexer le laissaient indifférent. Il éprouvait une certaine fierté se jugeant inspiré à prendre le temps de ne pas se métamorphoser en grand dadais boutonneux en partance vers le bout, vers la fin.

Mais aujourd’hui, on ne dit pas qu’il fait plus jeune que son âge, on prétend qu’il est pâlot, distant, bizarre même.

Ce soir il marche depuis deux heures déjà. Tout à l’heure, sa vie a basculé, une fois de plus. Tout à l’heure est survenue une nouvelle erreur de son existence. Il s’est trompé, on l’a trompé, il ne sait pas. C’est sans importance, le résultat est identique.

C’est une erreur, alors il marche vers quelque part, en silence, parce qu’il est seul et qu’il regarde le ciel. Le ciel ne ment pas.

Il se souvient de cette fois où sa mère ne l’a pas reconnu. C’était sa mère, il le pensait, le voulait, il l’avait choisi à cet instant.  Elle l’a chassé, parce qu’elle avait peur, qu’elle ne comprenait pas qui il était, « une erreur, une erreur » disait-elle, « vous êtes une erreur ». Alors il était parti, sans insister, parce que c’est ça l’existence. On vit, on passe, on revient, on se trompe parfois. Il se dit souvent que ce qui lui arrive n’est pas extraordinaire. Il est inutile qu’il s’étonne. Ça lui arrive. C’est ainsi, il est inutile de se battre. Et il part, il recommence, chaque fois.

Sa mère ? Quelle importance, un souvenir d’elle, si faible, une plaque de brouillard collé au reste de la mémoire. Sa mère, une mère, il cherche comment accompagner ce mot devenu absurde quand il oublie que le sourire est aussi une terminaison pour la grammaire de la tendresse. Sa mère, une mère, maman, une femme qu’il voit et elle est elle. Elle est celle qu’il choisit aujourd’hui et ces yeux le lui disent, je veux être ton fils pour t’entendre ne me dire rien, pas grand-chose, ou alors du si simple, comme une caresse qui effleure la joue.

Sa mère une fois, ou d’autres, il ne sait pas ne se rappelle pas. Les images deviennent visage. Une fille, comme on dit quand on est avec les autres. Une fille, elle est jolie. Jolie, c’est bon de dire ce mot. C’est comme un sourire qu’on fabrique avec la voix et il s’envole jusqu’aux regards et la fille le regarde, elle est ronde, son regard est rond, on lui dit qu’elle est étonnée, ou qu’elle a peur, parce que Jules il sourit, et il dit : « tu es jolie, je te serre contre moi et je respire tes cheveux, comme du foin, je me roule dans ton odeur de fille jolie »  et la fille est partie, elle aime pas le mot joli, pas quand il est dit par Jules, elle le digère mal et Jules le comprend.

Plein de filles à qui il a dit son amour, son amour de l’instant, il les connaît, il les a dans la tête, c’est comme ça, ils s’approchent d’elles et il a les yeux qui leur ouvrent tout son en dedans. Mais les filles, les jeunes, les jolies, celles qu’ils voient comme des mères parce qu’elles ont moins peur, elles le repoussent, gentiment, du regard qu’elles ne lui offrent pas, elles ne le voient même pas, elles continuent, et gardent tout cette beauté pour d’autres histoires, pour d’autres aventures.

Les autres ne l’existent plus.

Un orage en février, suite…

Jules ne s’y retrouve plus dans ses souvenirs. C’est comme un puzzle. Plusieurs milliers de pièces : on agite, on manipule, on remue et chaque essai pour retrouver le sens se termine par un échec. Jules déteste les puzzles. Il déteste tout ce qu’il faut classer, trier, regrouper par catégories. 

Jules aime ce qui dérange l’ordre des autres. Jules aime ce qui n’a ni début, ni fin. 

Jules aime ce qu’il appelle la beauté du désordre poétique. Les objets sont heureux des espaces qu’on leur laisse. Jules aime les objets quand ils vivent, quand ils sont libérés des contraintes du rangement où la seule règle admise est la perpendicularité.

Jules a mal à la mémoire. Depuis le plus jeune âge, il essaie de trouver le fil, remonter au début, là où tout a commencé. Il cherche l’endroit mystérieux, magique où la première histoire s’est enregistrée : son histoire, le commencement de son histoire. Il essaie de se frayer un passage. Parfois il trouve des voies, rencontre des obstacles, parfois des chemins dégagés et c’est comme un courant d’air frais qui lui entre dans la tête. C’est comme quand on vit, on sent qu’on y est, là dans le vrai, dans le souffle d’un cœur qui bat, si fort, si beau.

Le plus fréquemment c’est aux murs qu’il se heurte, les hauts murs dont il ne distingue pas la cime. Alors dans son demi-sommeil, il recule, il revient, perd le fil et s’endort avec l’espoir d’une issue, d’une réponse, dans un rêve. Et chaque matin c’est la même chose, c’est une pagaille effrayante, pas de logique, pas de bout, pas de commencement : il n’y comprend rien : comme s’ils étaient plusieurs à rêver aux carrefours de plusieurs vies.

Jules n’a pas de mémoire, il en a plusieurs. Elles s’ajoutent et se mélangent. Elles ne lui appartiennent pas, il les a empruntées à d’autres. Toujours au même moment, toujours à cause de l’orage. Il essaie de le croire, il y a tant de choses dans sa boîte à images, tant de traces laissées par d’autres vies. Certains appellent cela les rêves, ces histoires qui s’invitent la nuit. Jules ne croit plus à cet imaginaire-là, il est sûr que ce qui arrive dans sa tête c’est de l’existence, c’est de la vie qui s’est imprimée. Elle est entrée là chez lui au contact des autres.  Jules est tellement seul. Quand les autres le touchent quand il y a de l’orage ça fait comme une décharge. Les autres se vident, ils se vident en lui. Jules a de la place. Il a tellement d’espace à offrir. Jules ne veut pas croire aux rêves qui se fabriquent dans l’inconscient. Ce qu’il voit Jules quand il dort, quand il ferme les yeux, quand il attend, ce qu’il voit, c’est du vrai, avec des gens qui se parlent, avec des cris, des pleurs, des sourires. Il ne parle pas de ses certitudes, il n’en parle pas parce qu’il sait déjà qu’on le prendra pour un malade, pour un fou, pour un de ces originaux qui veut qu’on le remarque. Il n’en parle pas et n’en a pas besoin, c’est plus simple comme cela, il se dit que ce qu’il croit, n’est pas plus absurde, n’est pas plus improbable sur le plan scientifique que cette histoire de rêves.  Et puis l’orage, les orages c’est toujours du vrai, c’est rarement dans un rêve parce que ça réveille, parce qu’on le regarde les yeux grands ouverts avec les poings qui se serrent et les lèvres qui se pincent.

L’orage comme un rythme. L’orage avec la lumière venue de nulle part avec le bruit, le grondement, qu’on compte. Le premier orage, il ne s’en souvient pas mais quand il cherche, dans toutes ses mauvaises nuits, il le sent, il le sait, il l’entend, il est derrière ; derrière ce bout où il bute tant et qui lui remonte d’un quelque part, et Jules commence ses phrases, presque toutes par je me souviens. C’est un rite.

Les orages, Jules en a connu tant. L’orage et les autres qui lui entrent dans la tête au premier coup de tonnerre

Les autres, comme des parasites. Comme des insectes qui pénètrent le bois, c’est la nuit qu’ils s’éveillent, alors ça grince, ça craque et on sent l’angoisse qui serre les gorges sèches.

Et ça lui fait mal ces bouillies d’histoire qu’il n’a pas voulues et qui lui colonisent l’esprit. Il lui arrive de ne plus savoir si ce qu’il voit existe. Ailleurs, dans les espaces qu’il ne connaît pas, ici dans le fouillis de cette vie qui est la sienne. Peut-être, tout est confus. Confus comme les images qui défilent quand ils ferment les yeux les soirs d’orage. Il ne voit pas les visages, il les ressent, chaque regard que les autres ont porté sur lui est là, il s’additionne et ça lui brûle les entrailles, les os lui font mal.  Soudain il est si lourd, lourd de tous ceux qui l’habitent et qui l’agitent.

La vie, quand Jules essaie d’en parler, il a une boule qui se forme dans la gorge. Sa vie, celle des autres, la vie, il ne sait pas par où commencer. Depuis toujours il pose des questions que d’autres n’imaginent même pas. La vie, le bonheur, les autres, et la souffrance : parfois comme un ciment, comme un trait d’union entre les moments qui, quand ils s’ajoutent, fabriquent du temps. Jules, il est comme beaucoup, il ne sait pas ce qui le rendra heureux demain, il est comme les autres mais lui il le dit, il le vit. Alors il a le regard qui se plisse, les dents qui se serrent, les mains qui se crispent et il attend. Il attend les signes de ce qui lui donnera des sourires.

Jules il dit que la vie, il faudrait qu’elle lui appartienne pour qu’il soit bien, il faudrait qu’elle soit à lui, rien qu’à lui. Il dit qu’il voudrait décider seul de comment il la partagera, comment il la construira. Et quand il dit qu’il veut partager la vie, sa vie, il ne voit pas ça comme un gâteau qu’on diminue, il ne voit pas ça comme une séparation, mais comme une union.

Et puis dans sa vie, Jules il aime les émotions et les mots qui vont avec, des mots qu’il choisit. Les autres, beaucoup d’autres, les femmes surtout, lui disent que « ce ne sont que des mots » alors lui il serre les dents, encore, et ne dit rien. Il a mal. Il a mal et en a marre des autres qui sont dans le réel parce qu’ils ont un pouvoir sur les objets ou sur les corps. Il n’en peut plus de ces réalités de convenance, lui il aime s’émouvoir et le dire, il aime tout ce que ses sens lui apportent et il veut en parler.

Jules aime lorsque les définitions n’existent pas, lorsqu’elles se refusent au mariage de raison entre le vivant et l’écrit immobile, il veut que le poids des dictionnaires ne soit plus qu’un mauvais souvenir et découvrir en feuilletant les pages que soudain le mot qu’on cherchait hier n’y est plus, qu’il s’est échappé ailleurs dans un autre ordre, dans une autre règle. Jules aime se persuader qu’il y a peut-être un doute quelque part et que dans quelques jours ou dans mille ans le petit Larousse ne s’utilisera plus comme un objet, comme  un de ces ustensiles qui nécessitent un mode d’emploi, il sera tout autre, il respirera, il entendra, il ressentira et alors quand les Jules de demain, les comme lui qui souffrent de ce qui est défini et définitif pourront caresser le livre et lui demander avec tendresse ce que veulent dire les mots peur, ou amour ou orage ou flaque  alors il posera l’oreille tout contre la couverture et entendra peut-être un chant d’oiseau ou alors d’espoir ou les deux parce que cela va ensemble et les lettres ne seront plus alphabétiques, elles seront virevoltantes, elles seront tremblantes ou troublantes. Et Jules fermera les yeux. Il sera bien…

Jules se souvient de toutes ces souffrances d’adolescent, toutes ces souffrances qui s’inscrivent dans le marbre des souvenirs. Les filles, les premières filles qui sont radieuses devant toutes les mécaniques, celles des épaules et celles des engins à moteurs. Et celles qui sont en admiration devant les déhanchements de jeunes séducteurs qui partent en chasse sur les pistes de danse avec un appétit de fauve. Lui Jules, il a les épaules frêles, frêles et boutonneuses, alors ils les rentrent en dedans, lui n’a pas de moto, ni de mobylette, il marche, le regard en l’air à attendre un signe d’orage. Et les mots se bousculent, ils lui inondent le cerveau avant la pluie. Cette pluie qu’il a en lui, depuis toujours.

Jules était si mal en ces moments-là, en ces moments de rien où il ne comprenait pas. Lui il aurait voulu raconter aux autres, aux filles surtout la beauté du gris de l’orage quand il se prépare à frapper.

Il aurait voulu raconter ce qui se produisait dans son en dedans, il cherchait les mots qui peuvent aller avec.

Un orage en février, suite…

C’était il y a trente ans ou un peu plus. C’est un bout de leurs débuts. Un petit bout, l’autre commencement du même début.

Elle est arrivée en avance, vêtue de peu. La chaleur et l’habitude. Il faut gagner du temps, elle ne supporte pas les mains qui hésitent, humides et maladroites. Il lui faut du rapide, de l’envoyé. Celui qu’elle a rencontré hier est un dur, un viril. Elle l’a repéré au premier coup d’œil, dès qu’elle est entrée dans l’atelier. C’est un chef d’équipe. C’est lui qui l’a accueillie. Il avait un regard pour vous déshabiller. Avec elle c’est inutile, sous sa blouse, il n’y a presque rien. C’est l’été, elle aime se sentir presque nue. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre qu’elle n’était pas du genre à se contenter de regards platoniques. Alors quand la journée s’est terminée, il l’a invitée à boire un verre, pas loin, juste à la sortie, un vieux bistrot, avec des gars en bleu, de la fumée, une odeur de vieille friture et un air de variété qui s’échappe de la pièce du fond. Elle a pris comme lui : un Ricard. Ils sont debout, au bar. Il la regarde. Il vérifie, tâte du regard, de haut en bas. Il n’a pas grand-chose à raconter, demander d’où elle vient, son âge, ses goûts il s’en fout. Il n’est pas là pour les mots, il voit bien qu’elle est prête elle aussi. Elle répond en hochant la tête, son allure est nonchalante, on sent bien, rien qu’à la voir, qu’elle aime l’amour, pas celui qui rime avec tendresse, non celui avec les mains qui fait crier et laisses-en sueur.

Elle n’est pas bavarde. Elle observe ses mains, elles sont immenses et épaisses. Il pourrait faire le tour de sa taille. Des mains d’ouvriers, des mains d’homme, jamais malades. Des mains qui entrent dans la vie avec un appétit féroce.  Il lui propose de venir chez lui le lendemain soir. Il a la télévision, ce n’est pas courant. Ils la regarderont tous les deux en buvant une bière glacée. Elle ne dit pas non.  Pour la télévision, pour ses mains. Elle s’en va, clin d’œil déhanché, gourmand, il fait chaud. Il commande un deuxième Ricard. Il a envie d’elle. Demain soir.

Il a ouvert la porte et elle est entrée sans hésiter. Il est en maillot, il sent le bon, le frais de la douche. Elle est toute molle, moite aussi, c’est la chaleur, l’orage bien sûr, mais il y a le désir aussi. Elle y pense depuis hier soir. Elle veut que ça commence, vite, être contre lui. Il faut qu’elle le sente avec le bout des doigts, qu’elle l’effleure pour qu’il frémisse et quand il sera à point, elle appuiera un peu plus, elle le caressera plus fort, plus proche du frottement et pour finir, pour l’achever, pour lui porter le coup fatal, elle se collera contre lui, elle mélangera sa peau à la sienne pour qu’il ne soit plus qu’un et alors il entrera en elle pour terminer le travail. Lui, il n’est pas si pressé, il est fier de montrer sa machine à images, sa télé, elle trône au centre de la pièce. L’un des murs est constellé de pâles étoiles du cinéma français qu’il a soigneusement découpé dans des magazines pour salles d’attente. Elle n’en connaît aucune, le cinéma elle ne s’y intéresse pas, du moins pas aux images qui défilent et aux histoires qui se racontent, au cinéma ce qui l’attire, ce sont les mains d’hommes qui naviguent dans le noir et qui accostent parfois sur des bords de peau qu’elle offre volontiers. Il s’est affalé sur un divan en skaï, rouge comme un mauvais vin de table et lui fait signe de s’approcher. La télé est trouble, ce doit être l’orage, il lui explique que cela perturbe la circulation des ondes, on distingue des chanteurs, mais on les entend mal, on dirait qu’ils bourdonnent tous sur le même air. Il est essoufflé, peut-être la fatigue de la journée, ou le désir qui monte, qui grossit lui aussi, comme l’orage dehors. Il y a deux bières sur la petite table recouverte d’une vitre sous laquelle sont incrustées quelques horribles cartes postales. Elle est fraîche la bière, elle se boit sans verre, pour qu’on la tienne à pleines mains, qu’on sente le contact du froid sur le verre. En quelques goulées elle est bue, la chaleur fait comme une coque dans laquelle flotte une bulle de frais. Elle s’étale sur le rouge du canapé, sa robe est légère, à la limite de l’inexistence, ce n’est pas du tissu, on dirait un voile, un souffle sur la joue. Quand elle s’est assise, l’étoffe s’est soulevée, envolée, elle a les cuisses découvertes, des cuisses simples, sans artifices. Le galbe, elle s’en fout, elle bouge tout le temps, elle sent la chaleur qui monte et l’humidité qui entre en elle. Ça lui fait comme une pression sur la poitrine, comme si le souffle allait se couper. Dehors l’orage a commencé. La pièce est sombre, seule la télé résiste, comme un îlot de lumière. Il se tourne vers elle, plusieurs fois, elle a son genou qui touche sa jambe, plusieurs fois. Elle bouge tout le temps. Son maillot est bleu, si bleu qu’il l’illumine. Le tonnerre gronde, elle s’en moque de cette télévision alors elle déboutonne le haut de sa robe : « il fait chaud chez toi… ». Son sein ne se devine plus, il jaillit, libéré, il le saisit, sa main est grande mais il la lui faut toute. Il aime cette sensation, ça colle un peu : la sueur, le bout est frais, si dur, il se tourne sans rien lâcher, elle est déjà sur le dos, ouverte, en attente. Il entre en elle, vite, c’est facile, elle est entièrement offerte, elle a sorti un mouchoir de son sac : « tu te retires avant la fin, je ne veux pas de petit… » C’est tout, elle est entraînée par le rythme des éclairs, elle a le bassin souple, la pièce est toute noire, à chaque jaillissement de lumière il accélère un peu. Ses grandes mains sont sous ses fesses, il la pétrit, elle est pliée au niveau du bassin. Il est fort, comme elle aime, elle le sent, ça lui fait mal, elle râle, c’est si bon. Et puis un éclair plus vif, plus long comme un éblouissement et le roulement qui suit est terrible, la télé s’est tue, elle crie, c’est si bon la peur mélangée au désir, elle lui griffe le dos, il se secoue, il est en elle si profond que ça lui fait du mal, il ne s’est pas retiré, c’est si bon, elle a la main qui pend au bord du canapé, le mouchoir est à terre. Elle jouit. Quatorze juillet, Paulette est enceinte.

Paulette est enceinte et Jules attend Lisa.

Un orage en février, suite…

C’était il y a trente ans ou un peu plus. C’est un bout de leurs débuts. Un petit bout, un commencement de début.

Au premier éclair il l’a dévêtue. Elle est brune. Un noir qui s’incruste. Elle a les yeux qui interrogent, des yeux qui dérangent tant ils cherchent le regard de l’autre. Lui ne la voit pas, il cherche à la rendre nue. Il veut la prendre. Son corps est en sueur, un corps qui sent la journée de travail. Une odeur pour femme seule, qui rêve d’un homme qui la serre. Il ne l’aime pas, il veut simplement la posséder. Posséder, c’est le mot qu’il aurait choisi. Il en assez d’attendre, de l’attendre, il la veut. Il la veut, nue.  Aujourd’hui il lui a donné rendez-vous à l’embranchement de la route et du chemin qui conduit à une petite pépinière. Il y connaît une cabane au fond d’un verger où il vient parfois au printemps. Une cabane à outils. Elle était à l’heure Rose, elle l’attendait. Impatiente de lui dire je t’aime, aujourd’hui elle pourra. Elle l’a répété toute la nuit. Il est temps de lui dire. Elle lui dira je t’aime, pour qu’il soit son homme. Celui dont elle parlera aux autres, aux copines. « Mon homme, le grand, le fort, avec des yeux clairs ». Elle est anxieuse, l’orage menace. Il est encore loin, les nuages ne sont que du coton. Ils auront le temps de parler le temps de dire, de se dire ce qu’elle répète en boucle depuis plus d’une heure. Ils parleront, doucement, tendrement et ils iront se mettre à l’abri. Alors il entendra peut-être comment ça fait quand elle a peur, et que cela se mélange avec le désir.

Il sait qu’elle l’attend, il a bien vu ces derniers jours qu’elle était prête, il pourrait cueillir le fruit. Un fruit gorgé de soleil, juteux comme il aime. Il est à mobylette. Il fait si lourd. Sa chemise colle à la peau, surtout dans le dos. Il aime cette chaleur, elle annonce l’orage, il sait qu’il viendra, qu’il est proche. Il lui proposera de s’abriter. Elle aura peur au fond de la cabane. Il attendra qu’elle le supplie de la protéger. Il connaît l’effet de l’orage chez les jeunes filles. Elles ne résistent plus, cherchent simplement à se blottir. Il le sait, c’est l’été que les femmes résistent le moins.

Il ne s’est pas trompé, elle est sensible à la lumière qui baisse et quand les premiers grondements ont retenti, au loin, derrière l’horizon, elle s’est approchée de lui. Imperceptiblement. Il n’a pas besoin de proposer la cabane, elle le conduit, se dit qu’ils pourront parler. Et lui sait qu’il pourra la posséder. Ils ont fermé la porte. Le premier coup de tonnerre a claqué. Elle s’est approchée. La lumière a encore baissé, les éclairs s’incrustent. Ils traversent les murs, s’immiscent entre les planches mal jointes. Son visage a blanchi. Elle a peur, tout se mélange, elle le regarde comme pour l’implorer. Il s’approche, elle est peu vêtue, une robe, légère, quelques boutons, inutiles, quand le cœur bat si fort. Ils sautent un à un. Elle frémit, elle a la gorge sèche. La robe est à terre, chiffon qui a accompli sa tâche. Il est beau, il est fort, elle voudrait lui dire mais il est occupé à dégrafer le soutien-gorge. Elle n’ose pas le retenir, lui dire d’attendre. Encore un peu. Les premières gouttes tombent, elles sont lourdes, irrégulières, comme un signal. Et puis l’explosion, le déchaînement. Les éclairs s’amoncellent, l’eau ruisselle et les mains de l’homme s’étalent, débordent. Ce ne sont plus des mains, mais des fouines. Elles s’insinuent, s’immiscent, la culotte n’est plus un barrage, elle est un souvenir, elle a disparu. Il la tord.  Elle n’ouvre plus les yeux. La peur, l’amour, le désir, elle ne sait plus, elle voudrait dire les mots qu’elle a répétés toute la nuit Au lieu de cela, elle le laisse faire. Elle gémit, petit animal. Il n’est plus délicat, il se déchaîne, comme l’orage qui grossit. Il la porte jusqu’à une table à outils. Elle est recouverte d’une poussière grasse qui colle avec la pluie qui s’infiltre partout. Il la dépose. Comme une poupée de chiffon. Elle voudrait lui dire d’attendre, elle voudrait qu’il prenne le temps d’entendre la musique que fait sa peau, si fine, si fraîche, quand on l’effleure, là, aux endroits secrets que même ses mains hésitent à toucher. Elle voudrait qu’il la rassure, qu’il lui dise que l’orage s’éloigne, qu’il la protégera. Elle a dix-sept ans, c’est jeune, c’est fragile, une presque femme de dix-sept ans. Elle est triste, déçue, elle ne sait pas. C’est la première fois, elle a peur. Elle essaie d’ouvrir la bouche, pour lui dire qu’elle le rêve, souvent, si souvent qu’elle pense passer toutes ses nuits avec lui. Elle entrouvre les lèvres, il les referme avec les siennes, ce n’est pas un baiser, c’est une morsure. Elle rêvait tant d’amour. Elle ne résiste plus, elle a jeté la tête en arrière lui livrant le haut de sa gorge, si blanche, si fine. On y voit le sang qui passe.  Elle ne le reconnaît pas. Ses pommettes sont remontées, il serre les mâchoires, comme un chasseur appliqué qui dépèce un chevreuil. Il lui écarte les cuisses, sans délicatesse, sans joie. C’est calculé, il connaît le terrain. C’est une position qu’il affectionne. Elle est au bord de la table, un peu graisseuse. Il est en elle, accélère le rythme, l’orage est partout. Elle sanglote. Elle ne sait pas, la peur, la douleur, l’amour, l’orage. Elle aime ce qu’il lui fait et s’ouvre un peu plus. Son bassin accompagne la cadence qu’il impose. Et soudain, un éclair, l’éclair, si puissant qu’elle le voit comme dans un flash. Le coup de tonnerre est immédiat, elle a crié quand elle a compris l’orgasme. Il a fini, elle est en larmes, il est en sueur. C’est chaud dans son ventre, en bas, chaud et un peu poisseux. Il s’est retourné, il ne l’entend pas l’appeler, doucement, d’une voix qui doit dire « je t’aime ». L’orage s’éloigne et lui s’en ira aussi. Il ne s’est même pas retourné pour la voir. Il l’a eue. Il va rejoindre sa mobylette. C’est le quatorze juillet, Rose est enceinte.

C’était il y a trente ans, Lisa a commencé son attente.

Un orage en février, suite…

C’était hier : ils s’aimaient à nouveau comme à chaque matin qui débute. C’était hier, le 14 juillet, ils avaient repris le chemin.

Les orages de juillet, du quatorze juillet, comme une évidence. Quand approche la fête nationale et ses pétards kaki, les yeux se tournent vers le ciel. Le bal s’achèvera sous l’orage, c’est écrit. La danse des fêtards deviendra un dégoulinement.

Chaque année c’est pareil. Ça tient la journée. Péniblement, il faut le dire. Et le soir venu, quand la chaleur a tellement pesé que même les regards sont écrasés et deviennent vides de tout, l’orage se souvient du « qu’en diront-ils » et tout craque pour le feu d’artifice ou pour le bal.

C’est ainsi, c’est inscrit dans le patrimoine génétique de la France météorologique. L’orage est le thème favori des conversations de fin de marché. Tout le monde le sait : les ingénieurs de la météo sont des fonctionnaires bien payés juste bons à gâcher les cérémonies.

Tout le monde le sait : le quatorze juillet, ce sont les orages. Un point c’est tout. C’est comme la neige à Noël : « on le sait bien » qu’il n’y en a plus depuis…Depuis qu’on croit se souvenir. On le sait bien aussi que la semaine de Pâques est toujours mauvaise. C’est écrit, on sait tout cela, on l’explique, on le proclame, on l’assure avec une conviction absolue. C’est une loi imprimée dans le scénario de toutes les fêtes familiales. Elle ne se discute pas, on ne la discute pas, c’est un objet de consensus, un des rares, c’est une union nationale, sacrée, autour de considérations pluviométriques. On ne se dispute pas sur ce thème-là, on ne débat pas, on fait pire : on se souvient ensemble, on disserte sur les dépressions du temps, on oublie celles des hommes. Le temps comme une certitude qu’on partage avec délice. 

Les orages de Juillet c’est d’abord du moite. Les corps ont souffert. Il a fait lourd, il a fallu supporter la pesanteur d’une journée de plus. L’air est rare. Il prospecte l’ombre et s’y rassemble par paquets. On le cherche, on tend le cou, les veines saillantes du sang qui bout, on tire sur les cols. L’atmosphère s’est épaissie, s’approche du sol comme une housse de coton.

La lumière est plus basse, les premiers nuages naissent, ils se forment. On sent des trous de fraîcheurs qui s’installent au-dessus des têtes. Des oiseaux effrayés s’éparpillent sans réfléchir. Puis les nuages n’enflent plus, ne s’élèvent plus. Ils ont éliminé l’horizon. Ils s’étirent, s’étalent. Plus rien ne les empêche de se rassembler aux quatre coins, là où le regard peut se poser.

Au sol, il y a ce noir qui tombe par plaques lourdes de ce sombre qui repousse les derniers éclats d’un soleil qui en a trop fait aujourd’hui.

En quelques heures, la chaleur est oubliée. L’angoisse monte. Une angoisse emplie des respirations qui se retiennent. C’est la crainte de ceux qui ont peur, de ceux qui ont appris l’orage comme une colère, comme une punition. Ils attendent. Ils regrettent les brûlures du soleil qu’ils maudissaient après déjeuner. Ils auraient pu patienter, supporter.

Vu d’en haut, c’est comme une étendue de silence, on dirait une mer d’huile qui se prépare aux déchaînements. Il y a des yeux qui cherchent le premier éclair, le signe du départ, du début. Les portes se ferment, les rideaux se tirent, les lèvres se pincent, les mâchoires se crispent. C’est la peur qui déroule, qui enfle.

La peur est partout, irraisonnée. Les mères surtout. Pour les petits, qui ne veulent pas rentrer, pour les hommes qui sont loin, aux champs, à l’usine, à la guerre Ils sont là à côté, à attendre le feu du ciel qui les fortifiera. Ces hommes qui jouent les héros d’un jour poitrine en avant, bravant les éléments. Inondés de pluie chaude, les cheveux collés aux tempes, ils veulent dire à leurs belles qu’elles n’ont rien à craindre.

Il y a ceux qui attendent l’amour qui suivra quand les mains se retrouveront, quand les doigts encore humides de chaleurs se diront qu’il est temps de se serrer l’un contre l’autre. L’amour aime l’orage.

Et il y a ceux qui attendent l’eau, un espoir pour la terre, un répit pour le jaune paille de l’été. Ils attendent.

L’orage est partout, il a envahi le pays. Il n’a pas choisi le quatorze juillet ! Foutaises ! Il s’en moque du quatorze juillet, du calendrier, de la vie d’en bas, de ce qu’on dira de lui quand il sera passé, demain. Il s’en moque qu’on le mesure, qu’on le rêve, qu’on l’espère qu’on l’emmagasine dans les machines à banalités. Il est venu pour frapper. L’orage n’a pas besoin qu’on l’aime, ni qu’on l’attende. Il ne vient pas seul, il envoie quelques éclairs, quelques coups de vents qui inquièteront, qui rafraîchiront. Ce sont les préliminaires pour que les corps se tendent, que les gorges se nouent.

Quand le silence est absolu, quand chaque vivant retient son souffle il envoie la première semonce. Terrible, sec, comme le signe que tous redoutent.

Les orages du quatorze juillet comme une litanie que chacune récite toutes les années. Quelques-uns qui les attendent quelques autres qui les redoutent et au milieu de tous, deux trous de fraîcheur dans la chaleur il y a Jules et Lisa. Leurs mains se cherchent. Il la cherche, elle l’espère.

Il, elle : deux histoires écrites en parallèle et qui se retrouvent.

Ils ont passé si peu de temps ensemble, si peu pour deux qui s’aiment depuis toujours.

Ils n’en peuvent plus de se séparer de se déchirer, de s’attendre, de s’espérer. Ils n’en peuvent plus de ce temps qui n’est pas pour eux, de ce temps qui partage la vie entre ce que l’on voudrait, ce que l’on a, et qu’on oublie. Le temps n’est pas fait pour ceux qui comme Jules et Lisa fonctionnent de travers.

Jules, Lisa, deux naufragés du linéaire. Jules et Lisa deux chercheurs d’émotions dont ils sont les seuls à comprendre la mélodie.

Jules et Lisa. Ils sont au milieu de tous. La ville les entoure. Ils se sont retrouvés hier ou il y a plus. C’est peu de dire qu’ils s’aimaient déjà. L’orage les a cherchés, enfants de sa passion. Demain ils seront loin, ils partiront ailleurs, là où le temps ne signifie plus rien, là-bas à un bout de la terre. Jules en rêvait et demain il le fera. Ils partiront, pour Rose, pour leurs mères qui dormaient, qui ne voulaient pas les entendre crier, il y a trente ans. Ils partiront pour commencer l’histoire, l’autre histoire, celle qui s’écrira plus tard avec de mots encore en gestation, dans des livres qu’il reste toujours à écrire.

Ils se tiennent du bout des doigts, la nuque raidie à trop scruter le ciel, ils se sentent emplis de larmes. Lui, il est au sommet du bonheur. Elle n’en croit pas ses yeux. Les autres ont disparu, aspirés. Sur leur visage, il y a des écoulements, pluies, larmes, sueurs. Ils sont liquides.

Derrière leurs yeux, l’histoire d’une vie, petite histoire qu’on écoute les soirs d’automne quand la mélancolie déverse son trop plein sur les couples en attente d’émotions.

Derrière les yeux il reste la mémoire qu’ils se sont fabriqués à deux, une mémoire qu’ils emmènent pour unique bagage. Les souviens-toi qui tiennent si chaud quand le noir de la nuit vous fait frissonner.

Un orage en février, suite

Ils s’aimaient. Ils s’aimaient et on ne peut pas le raconter. C’est si délicat de trouver les mots, de retrouver leurs mots pour qu’ils s’entendent avec amour. Des mots, il y en a tant et trop ne font que du bruit. Ils se sentent gênés, perdus, quand on les libère de leurs prisons alphabétiques. Ils cherchent un nouvel emplacement, un nouvel ordre ou la grammaire rime avec les paroles de tendresse. Il y en a qui se perdent quand on les libère. Ils s’étonnent d’être là parmi gestes, sons, odeurs. Ils existent ailleurs que dans une liste. Ces mots ils en avaient apprivoisé quelques-uns, ils les tenaient aux creux de leurs mains jointes.

Eux, lui, elle. Ils s’aimaient sans le dire, ils s’aimaient sans questions, sans doute. Ils s’aimaient, c’est tout.  Depuis le premier jour, depuis cette secousse qu’ils avaient reçue tous les deux, ils s’aimaient. Et c’était étrange, pour les autres pour ces autres ceux qui fabriquaient des histoires d’amour convenables, normales, des histoires d’amour qui respectent le code, les règles. C’était étrange, ils étaient étranges, merveilleusement étranges. Merveilleusement, c’est le mot juste, celui qui adoucit, qui nettoie le mot qu’il accompagne pour en faire une douceur. Cette douceur dont ils étaient parfois si loin.

Malgré tous les adverbes du monde, ils n’en pouvaient plus de chercher, ils n’en pouvaient plus d’essayer de trouver toutes les réponses qu’il faut pour comprendre les regards durs et droits que les autres portent sur les étranges, ceux qui ne marchent pas comme les autres, qui sont déréglés comme des machines qui s’emballent. Ils n’en pouvaient plus, c’est tout. C’est épuisant de ne jamais parvenir à monter sur scène. Tous les autres y sont déjà, tête haute. En plus, les autres ils vous observent, comme dans ces mauvais rêves où les jambes sont lourdes, si lourdes que même éveillé l’idée d’avancer devient pesante.

Et puis, il y avait eu l’orage. Encore une fois. Les cœurs s’emballent. Pas de douleurs, ils sont heureux de se trouver, de se toucher. Eux, lui, elle. Les mots sont inutiles. La pluie les entoure, les aide à s’unir, les aide à s’enfuir.

Ils attendaient ce jour depuis si longtemps.

Aujourd’hui ils débutent une nouvelle existence, coincés entre le papier et les mots des autres. Ce matin ils ne sont plus qu’une question à la une d’un journal de province, une question pour que les autres parlent : ceux du 14 juillet et plus encore, ceux qui ont la parole lourde. Demain tous se souviendront, tous les abîmeront.

Un orage en février, suite…

On est encore dans le hier de leur histoire. Il est nu. Il veut sentir les premières gouttes. Il est en elle, depuis les premiers éclairs. Elle n’ouvre plus les paupières, toute entière consacrée à l’amour. La lumière change à chaque mouvement. Il ne se lasse pas. Il la contemple à pleins yeux, à s’en dilater les pupilles. Il s’emplit les narines des mille parfums de son corps. Il l’effleure, simple picotement. Il attend : la peau frissonne, vibre. Il accélère, appuie un peu. Le souffle est court, saccadé.

Il entend. Il l’entend avec le bout de ses doigts, de sa langue ; toutes les surfaces se touchent. Il ressent le souffle d’air venu de l’intérieur, les cascades, le débordement. Il sait qu’elle ne tremble pas. Elle ondule, légère, apaisée, voile du navire au repos, vapeur qui s’envole en silence.

A eux deux ils fabriqueront le sixième sens. Elle est bien. Bien dans la peur de l’orage, bien quand il s’approche d’elle, bien quand il lui prend la main, doucement, sans un mot.

Et la pluie, brûlante au début, piquante ensuite, comme des aiguilles qui poussent à l’intérieur. La peau ruisselle, le tonnerre gronde. Il la protège, veut la voir jouir quand le plus bel éclair brillera.

Et soudain un éblouissement, un orgasme, les deux fusionnent. Ils crient leur plaisir.

Ils hurlent leurs douleurs. C’est un appel. Un rappel qui contient leur histoire. Ils hurlent : on ne sait pas, on ne sait plus. Le cri est une déchirure dans l’air brûlant. Comme une plaie qui saigne abondamment et où on ne peut éviter de poser le regard.

Le cri ne s’écoute plus, il est un fond sonore, il s’est fondu dans le décor, on le vit, il est… Il n’est pas puissant, il est vivant. Un cri qu’ils sont seuls capables d’achever. Ils le connaissent, il est né avec eux.

C’était hier, ou il y a plus longtemps. C’était une nuit si singulière.

C’est fini. Ils ne chercheront plus, ils n’attendront plus que l’autre revienne. C’est fini, ils ne sont plus. Le quatorze juillet, épilogue d’une histoire où les autres n’ont jamais existé. C’est fini, serrés l’un contre l’autre dans un pré, ils ont trouvé le chemin.

En haut, sur le bas-côté de la route qui domine la prairie fauchée de frais, quelques voitures, une ambulance. Plus loin, plus bas, la ville. Elle les attendait ce matin, comme tous les matins Elle les attend depuis le jour où elle les a vus naître, depuis cette première nuit où ils se sont aimés pour toujours, ce toujours qu’ils ont mis tant de temps à apprivoiser.

Plus tard, dans quelques lendemains sans sourires, dans le monde des autres on se souviendra peut-être de ces deux qui s’aimaient, de ces deux qui cherchaient, de ces deux qui avaient perdu tant de temps pour découvrir leur amour.

C’est fini, la lumière les a écrasés, un drap les a recouverts, une housse les a séparés, ils sont partis là-bas vers les nuits mauves qui emplissaient les rêves qu’ils avaient ensemble.

Un orage en février…

Un peu à cours de nouvelles inspirations, je vous proposer de redécouvrir mon troisième roman que je publierai évidemment en plusieurs épisodes…

La nuit s’est effacée, doucement, discrètement, sans gêner la lumière naissante, sans brusquer la fraîcheur qui a pris ses quartiers. De nouvelles ombres prennent leurs places. Elles se dessinent, lentement. Les paupières s’ouvrent, les regards s’éveillent.

Au milieu d’un pré, deux taches. Elles n’y étaient pas hier soir. On distingue les corps étalés, écartelés, sur le foin coupé de la veille. Elle est sur le dos, robe tablier ouverte. On croirait une nappe pour le pique-nique. Sa peau est blanche. Elle attendait l’été pour que les couleurs se posent. Elle attendait ce nouvel été pour ne plus avoir peur.

Elle semble se reposer, apaisée après l’amour. Son visage est calme. On distingue au coin de la lèvre un peu de salive. Elle est sèche, comme une croûte que le sel forme après un bain de mer. Il fait chaud, même la nuit. Ses cheveux sont noirs. Ils brillent déjà, emplis du soleil qui les éclaire. Les yeux sont ouverts, légèrement.  On devine une lumière. Elle vient de l’intérieur. Ses yeux sont beaux, ils sont bleus. Les mains sont posées à plat sur le sol, doigts écartés, pour faire contact. Tout autour la terre fume.

L’orage s’est éloigné. Il a laissé un écho, une traînée lourde et moite. Il est allongé contre elle et ajoute une courbe à leurs corps enlacés pour inventer une géométrie de la tendresse. Tête enfouie au creux de l’épaule, main posée, délicate et légère, sur ce corps endormi, il est immobile.

Autour d’eux la terre fume et respire. Elle s’étire. Ils ne bougeront plus. L’orage est passé.

Ne pas brûler les étapes…

Ah combien de fois ne l’ai-je entendu ce fameux : « attention à ne pas brûler les étapes ! ». Oui je sais, je le reconnais, il m’arrive parfois d’aller un peu vite, pour ne pas dire d’être pied au plancher. Mais, jamais ô grand jamais, je ne me suis permis de mettre le feu aux étapes. Je dois reconnaître, en revanche, que mettre le feu aux poudres ne me rebute pas, je le fais bien volontiers, même si d’aucun me reproche d’avoir une certaine tendance à souffler sur les braises.
J’ai beaucoup de respect pour ceux qu’on appelle encore les forçats du tour de France, et chaque étape franchie, oui je le reconnais je brûle d’impatience d’être sur la ligne de départ le lendemain. Lorsque le coup de feu du commissaire de course retentit, je suis sur des charbons ardents (je dois toutefois préciser que ces départs généralement toujours enflammés je les vis tranquillement installé au fond de mon canapé).
Alors oui je vous le confirme, je vous le certifie, ces étapes je les savoure, je les déguste surtout lorsque la route monte. Ah les étapes de montagne : au pied du col, tout le monde est groupé, puis soudain c’est l’explosion, les petits gabarits, tels des escarbilles, s’envolent vers les sommets.
Non, définitivement non je ne brûle pas les étapes, je prends le temps et le plus souvent du bon temps, non pas que le mauvais temps n’ait aucun intérêt, mais je préfère quand même ne pas prendre le risque de chuter sur des terrains devenus glissants. Une mauvaise chute, et je vous le garantis, il vous en cuit et pour le coup c’est bel et bien la fin de l’étape…

Matinales…

C’est un matin au gris surpris

Je ne l’attendais plus

Au creux d’une nuit de songes soleil

Je riais à n’en plus rêver

De ces rideaux levés sur des mots enfants

Mots pirouette

Mots cabrioles

Qui bondissent rougissent

Te tiennent d’une main épuisée du sucre interdit

Je ne l’entendais plus

Ce long cri de ce toujours dernier jour

Enfoui sous les draps d’une mémoire oubliée

11 avril 2023

Regarde le mur, inédit…

L’homme est seul

Il tremble

Je le vois dos courbé, tête rentrée

Il n’avance plus je le sais

Regarde

C’est un haut mur flou

Son sommet effleure un fond de ciel mou

Une ride de gris glisse

Au coin de l’œil qui plisse

Regarde le mur

Il pleure des larmes de pierre

Oh mur

On ne peut te percer du regard

Couvert d’une mousse de silences suintants

Il faut creuser et s’enfouir

Dans un gouffre de papiers perdus

Regarde il fond

Il coule

C’est la fin

Regarde, tu es passé

9 avril

Matinales…

Oh reste encore je t’en prie

Il y a encore tant à voir

Tant de rires à cueillir

Dans les draps parfumés de fraîches prairies

Tant de douces brumes

Accrochées aux boucles de mes mots

Tant de larmes rosées

Perles perdues aux fils tendus

De mes silences aux gorges serrées

Tant de vagues noyées de bleus

Tant de feuilles aux longues lignes gorgées

D’une belle encre au mauve oublié

Oh oui je reste

Jusqu’à l’unique loin matin

Je rêve encore et pose ces quelques mots

Dans le creux de ton soleil câlin

15 mai 2023

Carnets 12…

Réfléchir avant d’agir…

Oui bien sûr, je suis d’accord, il faut réfléchir avant d’agir mais ce que je voudrais savoir c’est à partir de quand je puis considérer qu’il ne faut plus réfléchir et qu’il faut agir. Que se passe t’il si je réfléchis trop, ou à l’inverse pas assez ? Qui me le dit et comment je le sais ? Et admettons d’une part que je réfléchisse tout le temps avant d’agir et admettons que réfléchir est une action, cela signifie-t’-il que je réfléchis toujours avant de réfléchir ? Mais alors à quoi faut-il que je réfléchisse avant de réfléchir ? A rien me dites-vous ? Mais si je ne réfléchis à rien comment puis-je agir ?

Ouille j’ai mal à la tête

Tu t’en foutais d’être né : fin

Tu devrais plus souvent être seul

T’es trop souvent avec lui

Il est tricheur

Parce qu’il perd souvent

Quand il veut

Il est frimeur

Parce qu’il a toujours peur

Parle lui

Dis lui qu’on le vire

Dis lui qu’il ne se correspond pas

Qu’il est autre

Comme ceux qu’il a créés

Comme ceux qu’il a jugés

Dis lui qu’il est dépassé

Mais lui il s’en fout

Il le sait

Mais il faut s’aider

Parce qu’on est rien

Parce qu’on ne peut entendre sa raison

Parce qu’on ne peut attendre que ça passe

De toute façon demain tu seras écrasé par un tramway

Tu peux être peureux

De supposer

Que finalement t’es pas là pour rien

Tu sais que l’unique ne peut exister

Sinon chez les théoriciens

Masturbateurs de cerveaux

Sinon chez les jardiniers

Du sentiment des autres

Tu ne peux pas passer ta vie à imaginer l’homme

Sans savoir s’il existe réellement

Comme les autres

Tu ne peux pas passer ta vie

A t’imaginer

Dans ton rêve

Sans savoir s’il est tien

Sans savoir s’il est réalité

Sauf peut-être pour d’autres

Pour elles

Pour eux

Veux tu encore construire de l’amour

Parce que c’est un jeu entre deux fous

Parce qu’on invente des règles

Parce qu’on recommence

Toujours les mêmes règles

Mêmes conneries

Jamais le même prudent

Jamais le même perdant

Et de toute façon demain tu seras écrasé par un tramway

On dirait que tu cours après ceux qui te fuient

Parce qu’ils ont vu l’image

Parce qu’ils ont tourné la page

Parce qu’ils s’en foutent

Et toi tu t’essouffles à espérer

Quelquefois

Suicide toi

Meurs un peu

Fabrique toi une fin

Les yeux fermés

Sans les autres parce tu aurais peur

De toute façon demain tu seras peut-être écrasé par un tramway

Tu t’es peut-être trompé

Tu veux peut-être te lever de ton lits de songes

Qu’est ce que tu attends pour enfin distribuer ton portrait

Sans le faire payer au prix de tes mots d’avenir

Qu’est ce que tu attends pour te raconter

A ton auteur

Sans te mettre à trembler

Tu touches la vie

Comme celle que tu aimes

Tu veux la faire aimer

Tu veux qu’elle te réponde

Mais elle se tait

Parce qu’elle s’en fout

Parce qu’il est trop tard

Et toi t’es pas d’accord

Alors tu continue

Parce qu’autrement tu te ferais écrasé par un tramway.

Tu t’en foutais d’être né : -3-

…T’es sûr qu’aimer n’est pas original

C’est peut-être le mot qui pue

Mais t’es sûr d’autre chose

Parce que tu le cherches

Tu en parles pourtant

Comme les autres

Mais tu t’en fous

Ou tu fais semblant

Comme les autres

De toute façon demain tu seras écrasé par un tramway

On dirait que t’as peur

De ne plus pouvoir te taire quand t’es triste

Et pourtant tu ris derrière ton enterrement

Tu ris

Et les autres savent pas

Que tu trembles

Pour qui t’a tué

Pour qui t’a oublié

Tu trembles

Et les autres croient qu’il n’y a qu’une réalité

Celle de l’utile apparence

Et pourtant tu voudrais leur dire

Et pourtant tu voudrais craquer

Mais tu ne dis rien

Parce que t’as peur

Parce que tu attends

Parce que tu attends la fin de ton rêve

Heureux tu l’as trouvé

Et c’était pas mieux

Tu veux revenir au début

Parce que tu hais les fins

Qui n’existent pas

Tu veux revenir au début

Pour que les autres sachent

Qu’il y a autre chose

Que tu l’as trouvé

Déjà tu vas plus vite

Que ton rêve

Je crois que tu vas laisser tomber

Pas les autres

Eux aussi ils cherchent

Ils te croisent

Vite

Toujours le rêve

Ils sont ailleurs

Tu les fais tien

Et tu les oublies

Ils sont autres

Poèmes de jeunesse : tu t’en foutais d’être né -2-

…Et pourtant on sent que t’as peur

Pour elle

Du silence

De ses questions sans secrets

Et pourtant elle ne veut rien te dire

Et pourtant elle tue tes rêves

Et pourtant elle te tue

Parce que tu ne dis rien

Parce que tu parles avec celle qui est en toi

Parce qu’elle n’est pas celle là

Parce que c’est déjà une autre

Parce qu’elle est déjà dans le rêve d’un plus étrange que toi

Et toi tu parlais avec ton rêve

Et tu t’en foutais d’être né

Tu vois la réalité

Alors tu ne dis rien

Parce que t’as peur

Parce que tu sais qu’elle s’est échappée

Parce que tu t’es trompé

T’as encore peur

T’es un peu paumé

Je crois que tu finiras par comprendre

Que les autres t’oublieront

Parce que tu n’es que toi-même

Parce que tu n’es qu’un autre

Tu n’es que l’infime particule

D’un sentiment qui appartient

A ceux que tu n’as pas revus

A ceux qu tu n’as pas prévus

Tu veux pas réussir

Comme les autres

T’es sûr qu’il y a mieux

T’es sûr de trouver

T’es sûr qu’aimer n’est pas original

Poèmes de jeunesse : « Tu t’en foutais d’être né… » -1-

Je republie ce texte, écrit entre 1978 et 1979, je le publierai en plusieurs fois : son titre « tu t’en foutais d’être né… »

Tu t’en foutais d’être né

Dis tu t’en foutais

Tu rêvais pas

Ou tu t’en souviens pas

Et maintenant t’as peur

T’as peur

Et tu sais pourquoi

Le chaque jour de ta vie

Est un bagne de rêves

Et tu veux pas t’évader

De toute façon demain tu seras écrasé par un tramway

Sors du foetus

Arrête de dire que t’es né

Pour ta liberté

Comprends qu’ils t’ont condamné

Comprends que le code t’a accouché

Pour que les lois puissent t’élever

T’en avais pris pour une vie

Et t’as cru t’échapper

T’as failli tout perdre parce que t’as cru être le plus fort

Arrête de dire que les autres ont tort

Parce qu’ils déracinent ton arbre de vérité

Arrête de conjuguer les autres à la troisième personne

Arrête de te déchirer sur leur indifférence

Criminelle

Un jour peut-être on parlera de toi au futur

Un jour peut-être…

Mes Everest, Léo Ferré : les souvenirs…

Les souvenirs de ceux qui n’ont plus de maison
Se traînent dans les bars ou sur les autoroutes
À cent soixante à l’heure, ils se tirent et s’en vont
À cent soixante à l’heure, tu choisis pas ta route
Tu choisis pas ta route

Cette machine à écrire qui tape un manuscrit
Ce manteau qui sourit et qui me tend les bras
Cette valise où mon âme est pliée sans un pli
Cette bougie qui meurt et qui n’en finit pas
Ce papier que noircit une lettre d’amour
Ce crayon malheureux et qui a mauvaise mine
Ce miroir qui me parle et la nuit et le jour
Jusqu’à l’ultime jour, jusqu’à l’ultime nuit

Les souvenirs de ceux qui n’ont plus de maison
Se traînent dans les bars ou dans le fond d’un lit
A cent soixante à l’heure, ils se traînent et s’en vont
S’en vont à cent soixante, à la mélancolie, à la mélancolie

Ce parfum qu’on oublie dans le bruit des odeurs
Cette larme qui coule et qui sèche à ton bras
Ce bijou qui s’ennuie au cou de ton malheur
Cette gorge qui s’ouvre et qui n’en finit pas
Ce matin qui s’ébat dans l’horreur de la vie
Cette ombre de la brume où se perd la mémoire
Cette conscience au bout de ce qui t’est permis
Ce désespoir enfin qui s’invente une histoire

Ils s’en vont, ils s’en vont, les souvenirs cassés
Ils s’en vont, ils s’en vont, les souvenirs… Allez
Comme des chiens perdus qu’on ne reconnaît plus
Si ce n’est à leur queue, un tremblement de larmes
Un tremblement de larmes

Ils pleurent tous ces chiens qui s’en vont l’arme basse
Dans le fond de la brume, on les voit divaguer
Quelquefois, ils s’en prennent à leur ombre et demain
Des soleils amoureux leur lècheront la face et la mélancolie
Ils pleurent tous ces chiens qui s’en vont l’arme basse
Dans le fond de la brume on les voit divaguer
Quelquefois, ils s’en prennent à leur ombre et demain
Des soleils amoureux leur lècheront la face et la mélancolie
La mélancolie, mélancolie.

Carnets : réflexions sur l’écriture…

Que peut-il bien se passer lorsque j’écris ? C’est une question, pour être franc, que je me pose finalement peu, elle est d’ailleurs un peu de même nature que cette question récurrente : « mais pourquoi écrivez-vous ? »
Cette question je la trouve souvent inutile et finalement embarrassante. Elle oblige à aller chercher certainement ce qui n’existe pas, où alors dans l’esprit tourmenté de questionneurs professionnels qui veulent des explications, des raisons ( je n’oublie d’ailleurs jamais que s’il y a plusieurs sens au mot raison, celui qui domine n’est jamais très loin de la morale, cette morale qui comme le dit Léo Ferré est toujours la morale des autres…) à une activité que pour ma part je considère presque comme naturelle. J’écris comme je respire, sans trop réfléchir à ce qui se produit, ou à ce qui ne se produirait pas si je cessai l’action interrogée. Lorsque je me demande pourquoi je respire, je finis par étouffer. Expliquer, analyser, justifier, comprendre, c’est malheureusement le début d’une forme de contrôle et je ne veux surtout pas prendre le contrôle. L’écriture, telle que je la conçois mais c’est certainement pour cette raison que je n’ai jamais été publié, ne doit pas se soumettre au contrôle, à son propre contrôle. Le risque étant à mon avis de ne plus écrire au sens où je l’entends mais plutôt de se soumettre à une forme de règlement intérieur de l’écriture. Alors oui bien sur vous pouvez m’objecter que dans mes poésies j’exerce une certaine forme de contrôle sur le choix de mes mots, des mes rimes, de mes rythmes. Mais lorsque je le fais, il me semble que je le fais librement, je dirai que je suis libre parce que je le ressens au moment où je le fais. Je ne le fais pas pour ressentir dans l’après. Et je n’ai jamais la certitude que la lecture produira la même émotion que l’écriture, c’est le défi, c’est aussi le risque permanent. C’est aussi parfois j’en conviens une forme d’angoisse.
Oui bien sûr il y a des jours où l’écriture semble fluide, facile, elle ruisselle comme si elle n’était que le prolongement d’un acte premier, originel, ( il me semble que cet acte premier c’est tout simplement la vie ) qui provoque cet écoulement émotionnel. Et puis il y a des jours où rien ne se passe et je ne cherche plus à comprendre ce qui explique que rien ne sort. Et je termine ce long billet en me disant qu’il faudrait peut-être qu’un jour je me demande pourquoi parfois je n’écris pas ?

Flash, inédit…

Tu espérais un coucher de rire bleu

Pour l’accrocher à la faille du jour déchiré

Rire entouré de ses éclats dorés

Comme la flaque joyeuse

Qui s’éparpille sous les mille pas

De rondes aux couleurs d’enfants

Las

L’heure aux mauves orangés s’est oubliée

Dans les bras mous d’une horloge pressée

Il est tard la nuit n’attend pas

Elle tire sans un mot léger

Ses lourds draps noirs

De songes à venir.

25 mars

La mer est au bout…

Dans le wagon, il trouve une place contre la vitre. C’est ce qu’il aime, voyager contre la vitre. Poser son front, un peu de côté, sentir le contact humide et la vibration finit par entrer en lui.

Dans la rangée où il est installé, il n’y a qu’un couple. Ils se regardent si fort qu’on entend presque ce qu’ils se voudraient se dire s’il n’était pas là, à s’emplir du dehors qui avale les solitudes ferroviaires.

Beaucoup de champs. Immenses. C’est du maïs. Il n’aime pas le maïs, ni dans les champs, ni dans l’assiette. Aujourd’hui ce n’est pas important. Rien n’est important. A cette vitesse, avec la buée formée sur la vitre, une vague le prépare à la mer. Il plisse les yeux, à presque les fermer, ressent une ondulation ; elle le traverse. La mer est au bout.  Il y va. Il va la voir. Il va savoir si elle est comme dans ses rêves, comme celle qui lui entre dans la tête, tous les soirs, quand il est seul et tourne les pages de ces livres qui racontent des aventures de solitaires qui un jour, comme lui, sont partis.

La mer est au bout, il l’entend, là contre les tempes qui vibrent. Il ferme les yeux. Il est bien.